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Arménie : le forfait de Poutine et Erdogan - La lettre politique de Laurent Joffrin #31
L’Union européenne a tout de même cet étrange travers qui consiste à laisser ses ennemis marquer des points sans réagir, indifférente aux exactions qui se déroulent sur le continent. C’est ce qui vient de se passer dans le conflit honteux qui ensanglante le Haut-Karabagh, cette enclave arménienne située à l’intérieur de l’Azerbaïdjan.
L’affaire paraît lointaine pourtant elle nous concerne : elle a permis à deux adversaires déclarés – et dangereux – des démocraties européennes, la Turquie et la Russie, d’étendre leur influence nuisible tout en persécutant un peuple ami qui partage nos valeurs et nos intérêts. Un peu d’histoire… En 1921, Staline, réglant les conflits de nationalités avec la délicatesse qu’on lui connaît, décida au nom du Parti bolchevik vainqueur de la guerre civile, d’inclure le Haut-Karabagh dans la République azérie. Ce territoire montagneux, peuplé à plus de 90% d’Arméniens, a l’infortune de ne pas être contigu avec la République arménienne mais seulement relié à la mère-patrie par un corridor. La situation a perduré jusqu’à la dissolution de l’empire soviétique à la fin des années 1980. Devenus indépendants, l’Arménie et l’Azerbaïdjan revendiquèrent tous deux la souveraineté sur cette province enclavée. Il s’ensuivit un conflit long, ponctué de massacres, que l’héroïsme des Arméniens leur permit de remporter. Le Haut-Karabagh gagna une indépendance de fait, mais son statut resta incertain. La France, la Russie et les États-Unis, tous trois intéressés au conflit, cherchèrent à dégager un compromis au sein d’un « groupe de Minsk » adoubé par la communauté internationale. On négocia pendant de longues années, mais l’intransigeance des deux parties fit échouer toute tentative d’accord. Jusqu’en septembre de cette année. Supérieurement équipée grâce aux revenus du pétrole, notamment de drones israéliens vendus à la Turquie, et avec l’aide de mercenaires djihadistes dépêchés par Erdogan, l’armée d’Azerbaïdjan écrasa les troupes arméniennes.
Les Azéris sont musulmans, les Arméniens chrétiens. La région a été sous le contrôle de l’empire perse, puis de l’empire ottoman et enfin de l’empire russe. Les liens entre Turquie et Azerbaïdjan sont étroits, culturels et géopolitiques : d’où le soutien fourni à l’armée azérie par Erdogan, qui poursuit une entreprise d’expansion imitant, comme un succédané impérialiste, les conquêtes ottomanes. Les Arméniens comptaient sur le soutien de la Russie, qui a garanti l’intégrité de la république arménienne (et non celle du Haut-Karabagh). Mais ils avaient renversé, deux années plus tôt, un pouvoir oligarchique lié à la Russie, pour plébisciter un dirigeant plus moderne et plus européen. Aussi quand leur armée se retrouva en déroute, pilonnée par l’artillerie azérie, débordée par les commandos ennemis, Vladimir Poutine laissa faire, montrant ce qu’il en coûte de défier le nouveau tsar. C’est seulement à la fin des combats, quand la défaite fut consommée, que l’armée russe prit position pour arrêter la guerre et constater le recul des troupes arméniennes. Poutine a ainsi figé une situation où le Haut-Karabagh a perdu une bonne partie des territoires qu’il contrôlait jusque-là.
Ainsi, tandis que le monde entier se passionnait pour l’élection américaine, Erdogan et Poutine ont poussé leurs pions, le premier en offrant à ses protégés azéris une spectaculaire conquête territoriale, le second en se retrouvant l’arbitre du conflit, de manière à maintenir son influence sur cette marche de son empire. Victimes d’exactions barbares, bombardés massivement pendant les combats, les Arméniens du Haut-Karabagh ont commencé à émigrer, dans un processus qui s’apparente à une épuration ethnique.
Entre les belligérants, le choix des démocrates n’est pas douteux. D’un côté un peuple démocratique et valeureux, qui défend un territoire habité par les siens ; de l’autre une dictature corrompue et brutale, celle de la dynastie Aliyev qui domine l’Azerbaïdjan, liée aux maîtres de la région, Poutine et Ergogan, tous deux ennemis de l’Union européenne et travaillés par des tentations impériales. Liée à l’exemplaire diaspora arménienne par une longue histoire, la France se retrouve naturellement du côté des vaincus. Mais cette sympathie historique n’a débouché sur rien, sinon quelques communiqués de protestation, restés lettres mortes en raison de l’abstention européenne. La force a parlé : malgré son amertume, le peuple arménien doit accepter l’humiliante défaite qui ramène le Haut-Karabagh trente ans en arrière. Sa population est meurtrie et son gouvernement déstabilisé.
Comme il n’est évidemment pas question d’intervention militaire dans cette région du Caucase, aux confins de l’Europe et de l’Asie, seule l’action humanitaire, culturelle ou diplomatique est possible. Droite et gauche s’accordent à peu près sur les objectifs : garantir la sécurité de le République d’Arménie, reconnaître l’indépendance du Haut-Karabagh. La demande est donc simple : la France doit franchir le pas diplomatique et reconnaître le droit à l’autodétermination du peuple arménien du Haut-Karabagh. Une fois ce geste accompli, on peut en espérer la revitalisation du « groupe de Minsk ». La Russie peut y trouver son intérêt en bloquant l’expansion turque dans la région ; les États-Unis sont alliés avec la Turquie au sein de l’OTAN ; la France entretient des liens politiques et affectifs avec les Arméniens. C’est la seule voie de négociation possible pour préserver les intérêts européens et respecter, peu ou prou, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.