Biden et le peuple - La lettre politique de Laurent Joffrin #22

Laurent Joffrin | 04 Novembre 2020

Biden et le peuple

 

Le sort du monde hésite. Le mot n’est pas trop fort si l’on considère le premier défi qui attend l’humanité dans ce XXIesiècle : le réchauffement climatique. Trump élu et ce sont encore quatre années de perdues pour la lutte contre les émissions de carbone. Non que Biden soit un zélote de l’écologie, surtout avec un Sénat républicain en face de lui. Au moins a-t-il prévu de réintégrer l’accord de Paris sur le climat ; au moins promet-il de tout faire pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Les Européens ont tendance à penser que les débats américains sont moins profonds que les leurs. Erreur totale : il n’y a pas plus idéologique qu’une élection américaine. À cet égard, on regrettera encore longtemps la victoire de George Bush sur Al Gore en 2000, obtenue à quelques voix près. Gore aurait mis les États-Unis sur lavoie de l’action écologique et, selon toutes probabilités, évité la désastreuse guerre d’Irak décidée par les « néocons » de l’entourage présidentiel, qui a déstabilisé le Moyen-Orient pour une génération au moins.

Voyons les choses en face : quel que soit le résultat final, et même s’ils sont majoritaires en voix, le scrutin d’hier se solde par une cruelle déconvenue pour les démocrates. Les sondeurs américains, qui prédisaient une victoire confortable de Joe Biden, doivent désormais changer d’appellation. Ils n’appartiennent plus à la profession des politologues mais à celle des astrologues. Pourtant, la situation que nous vivons ces dernières heures n’a rien de surprenant et, si elle devait advenir, la défaite de Biden ne le serait pas davantage. En effet, Trump, Président sortant, est dans une position de leadership bien plus confortable qu’il y a quatre ans, lorsqu’il avait déjà réussi un véritable exploit. En un mot comme en cent, aux États-Unis, il est beaucoup plus aisé de se faire réélire que de se faire élire. D’ailleurs, l’histoire le confirme.

 

Malgré une gestion calamiteuse de la pandémie, malgré une suite ininterrompue de mensonges – ou à cause d’elle – malgré une situation économique mauvaise, malgré un comportement erratique et grossier, malgré la batterie de casseroles qu’il traîne derrière lui, Donald Trump n’est pas loin de rééditer l’exploit de 2016 contre Hillary Clinton. Et ce sont, pour une grande partie les classes populaires qui lui ont offert ce résultat inattendu. Pas seulement les électeurs blancs de l’Amérique profonde : il a aussi effectué des percées dans les minorités en principe fidèles aux démocrates. Décidément, dans tous les pays, la gauche, radicale ou modérée comme celle de Biden, a un problème : c’est le peuple. Même aux États-Unis, le clivage social semble prendre désormais le pas sur le clivage ethnique, condamnant à l’échec les stratégies électorales communautaristes.

Le candidat démocrate en est conscient. Il a prononcé sur ce thème un mea culpa lucide au nom du camp démocrate. Il a concentré ses efforts sur les États de la « rust-belt », aux industries déclinantes, faisant valoir les origines ouvrières de sa famille, condamnant les propos condescendants tenus naguère par Hillary Clinton sur les électeurs de Trump, promettant même de faire plus pour les syndicats et leurs mandants qu’on ne l’avait jamais fait dans l’histoire américaine. Il espère maintenant tirer le bénéfice de cette réorientation en remportant les trois États industriels qu’il avait sillonnés en connaissance de cause et qui vont maintenant faire la décision.

Mais Trump mène nettement au score en Pennsylvanie et tient la dragée haute aux démocrates dans le Michigan et le Wisconsin. L’avance de Biden est réelle, plus de vingt « grands électeurs ». Il lui suffit de gagner deux des États en balance pour l’emporter. Mais on est loin du triomphe annoncé et la tendance peut se renverser à tout moment.

Cette désaffection populaire est le grand handicap de la gauche partout dans le monde ; en jouant l’ouverture économique, en sacrifiant au laissez-faire, en négligeant les questions qui touchent à l’identité nationale, la gauche a déconcerté les plus modestes. Elle est devenue une force politique qui exprime les idées des classes diplômées mais échoue à renouer l’ancienne alliance entre la classe travailleuse et les couches les plus éduquées, qui isole la bourgeoisie d’affaires et ouvre la voie des victoires électorales. Même si Biden finit par gagner – c’est toujours possible – ce sera le principal défi politique auquel les progressistes de la planète seront confrontés : reconquérir le vote de ces électeurs au nom desquels elle est censée agir en priorité.  

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages