Black Friday ou vendredi noir ? - La lettre politique de Laurent Joffrin #29

Laurent Joffrin | 19 Novembre 2020

Black Friday ou vendredi noir ?

Tous les matins, les dirigeants d’Amazon et de quelques géants du même acabit brûlent un cierge, non pas à la Covid (il leur reste un zeste d’humanité), mais aux confinements décidés par les gouvernements de plusieurs pays. En empêchant leurs concurrents de travailler, ces mesures leur ouvrent un marché colossal qui vient gonfler encore des bénéfices vertigineux (37% d’augmentation de leurs ventes et bénéfices multipliés par 3). Mieux : ils obligent les consommateurs à s’initier massivement aux joies du commerce en ligne, si commode pour les acheteurs, et si destructeur pour l’emploi, pour les relations humaines et pour l’équilibre des villes et des villages. À coups d’interdictions administratives, les Etats censés contenir l’exubérance indifférente des marchés leur ouvre d’immenses terres de conquête. Le virtuel assassine le réel avec la bénédiction des pouvoirs publics. On s’étonnera ensuite de voir les centres villes désertifiés et la vie urbaine déshumanisée. On pleurera surtout ceux qui, responsables de ces commerces, sont aujourd’hui désespérés face à une situation économique désastreuse pour eux. Pour sauver des vies ici, on en vient à en menacer d’autres là.

On invoquera l’urgence sanitaire, avec beaucoup d’arguments. Il était sans doute inévitable de recourir à ces moyens moyenâgeux pour soulager les services hospitaliers et limiter la pandémie. Mais personne ne peut négliger la rage et l’amertume de ces millions d’entrepreneurs et de salariés du commerce qui ne demandaient aucune aide mais seulement la permission de travailler, et qui en sont empêchés, réduits désormais à dépendre de la générosité publique pour survivre, laquelle ne suffit pas toujours.  

À cela s’ajoute le sort des plus pauvres des clients. ATD-Quart Monde, qui s’y connaît un peu dans ce domaine, fait remarquer que la fermeture de certaines boutiques oblige les plus défavorisés à acheter plus cher les produits qu’ils trouvaient jusque-là à meilleur compte près de chez eux, alors que le moindre euro supplémentaire de dépense est pour eux une menace vitale. La fermeture des rayons habillement des supermarchés touche également les plus précaires, qui n’ont pas toujours la possibilité d’acheter en ligne.

L’approche des fêtes de Noël, où se réalise une grande partie du chiffre d’affaires annuel, accroît encore la tension. À la différence de ce qui s’est passé au printemps, le petit commerce, les restaurants et les bars sont pratiquement les seuls à subir le sacrifice de l’oisiveté forcée. Les manitous de la santé publique y voient un mal nécessaire. Mais l’urgence est telle, dorénavant, qu’on ne saurait se passer de mesures d’assouplissement.

Contestée depuis longtemps par les adversaires du consumérisme, la cérémonie païenne du « Black Friday », ces soldes nationales un peu hystériques, sont désormais l’enjeu de la bataille. On admet, là aussi, les arguments des contempteurs de la fièvre acheteuse. Mais les choses étant ce qu’elles sont, le refus de rouvrir les commerces de proximité le 27 novembre, jour de l’événement (au lieu de début décembre), aura pour seul effet, non de favoriser une consommation plus sobre, mais de transférer les achats vers Amazon et autres commerces en ligne. Le « Black Friday », dénomination ambiguë, deviendra le vendredi noir des commerçants poussés à la ruine par la stricte application de la fermeture nationale.

Plutôt responsables, les représentants du secteur proposent de renforcer les précautions sanitaires dans leurs magasins et de sanctionner sévèrement ceux des commerçants qui y dérogeraient, tandis que les dirigeants d’Amazon se répandent en bonnes paroles, tout en maintenant leurs promotions à prix cassés. La proposition est de bon sens. Les négociations sont en cours avec les pouvoirs publics. L’écran d’un côté, les cris d’agonie économique du commerce à visage humain de l’autre. Au fond, c’est un choix de civilisation…

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages