Quand Macron oublie l’essentiel - Lettre politique #43

Laurent Joffrin | 17 Décembre 2020

« Ôtez-moi le nécessaire, disait Oscar Wilde, mais de grâce, laissez-moi le superflu ! » Comme toujours avec Wilde, dramaturge et poète, maître de l’aphorisme, martyr de la cause homosexuelle – et aussi socialiste – le paradoxe est plus profond qu’on le pense. Si la vie vaut d’être vécue, c’est aussi parce qu’elle ménage à chacun une part de rêve, une évasion par l’esprit, un droit à l’imagination, à la communion avec les créateurs qui savent enchanter la triste existence d’une humanité engluée dans les triviales nécessités de la survie. À cet aune, le superflu devient, effectivement, plus précieux que le nécessaire.

Certains préféraient une maxime latine de bon sens : « Primum vivere, deinde philosophari. » D’abord vivre, ensuite philosopher. De toute évidence, le gouvernement Castex préfère la sagesse latine aux virevoltes anglo-saxonnes. L’annonce de la contamination du Président de la République, mauvaise nouvelle qui doit susciter solidarité élémentaire et vœux de prompt rétablissement, confortera sans doute cette ligne de conduite. Elle n’en demeure pas moins une erreur. En classant comme « non-essentielles » les activités culturelles, il a commis une faute essentielle et blessé au passage ces centaines de milliers d’artistes, d’écrivains, de comédiens, de musiciens, de scénaristes, de techniciens et de travailleurs de l’ombre qui assurent aux Français leur part de rêve. Ceux-là ne cessent de protester : il faut les entendre.

Tout être humain, puissant ou misérable, riche ou pauvre, célèbre ou obscur, consacre une partie de son temps à la culture. L’universitaire qui vit dans les livres et la caissière qui chantonne des refrains populaires, le lycéen qui fonde un groupe de rock et le cadre sup devenu fan d’opéra (ou vice-versa), le paysan du Sahel qui chante à la veillée, l’ouvrier qui sifflote des mélodies en vogue, le grand patron qui maîtrise le piano classique ou le marin du Vendée Globe qui tire son bord en poussant sa sono, le livreur Deliveroo qui pédale avec ses écouteurs sur l’oreille et le Président qui fait l’acteur pour les fêtes des enfants du personnel de l’Élysée : tous pratiquent le même culte spontané et multiforme, celui de la culture. Tous dépendent des créateurs qui leur rappellent le sens de la vie. Dans les épreuves les plus cruelles, il n’y a pas d’humain sans culture. Même menacé dans sa vie, le soldat, le prisonnier, le malade, le condamné, cherche refuge dans les livres, la musique ou les images. L’enfant y bâtit ses rêves et le vieillard y trouve un réconfort, l’adulte un remède à la monotonie des jours.

La culture a par ailleurs une importance considérable pour la croissance. La part de la culture dans l’économie s’établit à 2,3% en 2018, et elle représente 670 000 emplois directs, soit 2,5% de l’emploi total. La culture contribue directement à la croissance, mais aussi indirectement en permettant d’innover et de créer les inventions de demain.

Involontairement sans doute, mais clairement, l’oubli de la culture a montré que le gouvernement oublie l’essentiel. Il a dessiné, sans y prendre garde, une forme de société fondées sur le calcul à court terme, sur les formes les plus triviales de l’existence, sur des données chiffrées. Sur la matière, non sur l’esprit. Il a choisi la survie ; il a négligé la vie.

Comme le rappelle Jérôme Clément, longtemps président d’Arte, les dommages infligés au secteur sont dramatiques. « Quasiment tous les festivals annulés, sauf ceux qui ont réussi à passer à travers les gouttes au début de l’année, avant l’orage, et à la fin de l’été, entre deux tempêtes ; moins de la moitié des entrées dans les salles de cinéma cette année (219 millions en 2019, très en-dessous de 100 cette année) ; les salles de théâtre, de concerts, les bibliothèques, les cirques fermés. Ne parlons pas des grandes institutions muséales ou musicales, dont l’Opéra de Paris, figure de proue, déjà très mal en point, qui devra inventer un nouveau modèle pour rouvrir un jour. Versailles, le Louvre, la Tour Eiffel, le Mont Saint-Michel et la plupart des grands monuments qui font la réputation de Paris et de la France dans le monde, vidés de leurs touristes étrangers et qui voient oubliées les brillantes performances de ces dernières années. » C’est le bilan d’un désastre.

On dira qu’il fallait bien prendre des mesures. À la guerre comme à la guerre. Mais on laisse ouverts les supermarchés, les magasins, les entreprises, comme si les mesures sanitaires prises pour protéger l’économie étaient impossibles au théâtre, dans les cinémas ou les salles de spectacle, alors même que la profession a mis au point une batterie impressionnante de précautions. On applique les mesures barrières chez Carrefour. On ferme les musées. Le virus serait-il plus agressif quand, dans un bâtiment quelconque, on ne vend rien, sinon de l’émotion ? Acheter un paquet de lessive : autorisé. Contempler un tableau : interdit. Comment ne pas penser qu’il y a là un lapsus politique et philosophique ? Que le macronisme est un économisme mâtiné d’autorité ? Qu’il prêche une foi dans la société marchande dont l’humanité, au fond d’elle-même, ne veut pas, parce qu’elle est étroite, étriquée, incomplète, mutilée, et, au bout du compte, inhumaine ?

Alors que l’on s’inquiète de la montée des intolérances et des communautarismes, n’est-il pas plus que jamais nécessaire de faire vivre à nouveau la culture, ciment de notre nation ? Ce confinement culturel, en favorisant les offres numériques américaines, ne risque-t-il pas de mettre en péril l’exception française ? L’urgence de l’heure, c'est la relance culturelle. Au même titre que la santé ou la justice, la culture est un service public.

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages