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Deux gauches irréconciliables, vraiment ?
Renoncement aux valeurs républicaines, vision caricaturale de l’entreprise et paresse intellectuelle : tels seraient les maux qui tuent la gauche française, d’après Manuel Valls. Un ancien conseiller de François Hollande estime qu’une refondation est possible.
L’éparpillement des candidatures à gauche a rouvert le débat sur son éventuelle disparition à l’approche de l’élection présidentielle de 2022. Ainsi dans une tribune récente, Manuel Valls dresse-t-il les attendus d’une mort annoncée. Au risque d’ajouter à la confusion ambiante et de jeter le trouble, en pleine campagne électorale, parmi des électeurs qui n’en demandaient pas tant. La gauche aurait, selon lui, commis trois péchés mortels : le renoncement, par aveuglement et calcul politique, aux valeurs républicaines ; une vision passéiste, caricaturale et idéologique de l’entreprise ; une paresse intellectuelle qui l’aurait réduite au silence sur ses thématiques de prédilection : lutte contre les inégalités, défense des services publics, école ou laïcité.
La critique est trop acerbe et les jugements trop tranchés pour être pris pour argent comptant. D’autant que le rôle de l’auteur dans le précédent quinquennat, comme ses choix politiques ces dernières années, ne contribuent à clarifier ni son propos ni ses intentions. Après tout, un esprit malveillant pourrait déceler dans l’attaque des 35 heures et le soutien au travail du dimanche un clin d’œil appuyé au pouvoir en place. Comme dans cet appel final aux «républicains des deux bords» à s’unir pour défendre les valeurs menacées de la République.
Les valeurs de la République dans un monde pluriel
On aurait tort, pourtant, de balayer d’un revers de la main l’analyse qui mérite réponse. Sur le péché d’aveuglement d’abord. La question est de savoir comment on applique les valeurs de la République dans un monde ouvert, pluriel, multiple. Comment, sans rien céder sur la laïcité, on refuse de sacrifier les libertés individuelles quand l’ordre public n’est pas menacé. Comment on donne un contenu concret à l'égalité républicaine dans des quartiers où la République n’a pas tenu sa promesse d’égalité à l’égard des citoyens, notamment les jeunes. Comment, au nom de la fraternité, on garantit la liberté de chacun d’aider autrui dans un but humanitaire, même des étrangers en situation irrégulière, tout en admettant que la France ne peut accueillir tous ceux qui frappent à sa porte. Dans plusieurs de ces affaires, le juge est venu justement rappeler que la République repose sur l’Etat de droit et que la loi est la même pour tous.
La vision dépassée de l’entreprise ensuite. La réduction de la durée du travail est une donnée historique qui reflète l’augmentation de la productivité sous l’effet du progrès technique. Mais elle ne serait pas devenue réalité sans les combats de la gauche. Rien ne laisse présumer que ces combats sont désormais dépassés. Quant au travail le dimanche comment ne pas voir les enjeux politiques autour de la maîtrise du temps collectif ?
Si, comme l’écrit Hannah Arendt, il n’est de monde commun que dans la pluralité des hommes qui vivent et agissent ensemble, comment imaginer un monde commun où les citoyens n’auraient plus de temps à partager ? De même la gauche est-elle dans son rôle quand elle se demande comment rendre l’entreprise plus démocratique et plus responsable sur le plan social et environnemental.
Et s’il est légitime que l’Etat se soucie de la compétitivité des entreprises pour maintenir l’emploi, ce n’est pas faire preuve d’idéologie que de se demander si les aides de l’Etat atteignent l’objectif poursuivi quand elles sont accordées aux entreprises sans égard pour leur situation concurrentielle et sans contrepartie dans le cadre d’un «pacte» relevant plus de l’acte de foi que du droit contractuel.
Reformuler les questions fondamentales
La paresse de la gauche enfin. Ses divisions mêmes illustrent la difficulté pour la gauche de plier les réalités de la mondialisation contemporaine aux grands principes républicains. La France de Clemenceau, cher à notre auteur, avait construit sa prospérité sur la révolution industrielle et l’extraction massive des ressources de son empire colonial. Elle n’avait à se soucier ni du changement climatique, ni de la pression des flux migratoires, ni des défis de l’islamisme.
La République affirmait alors sa «mission civilisatrice» sur un espace plus grand que vingt fois la France métropolitaine. Cela donne à cette première mondialisation une coloration fort différente de celle de 2020. Autre époque, autres enjeux. Raison de plus pour engager un travail de réflexion sur l’actualité des principes républicains et l’évolution de nos institutions à l’ère de l’anthropocène : l’école, la justice, la police, les services publics, l’entreprise, la propriété, le travail, le commun, etc.
En définitive, la thèse des gauches irréconciliables ne nous paraît guère plus convaincante que celle de la fin du clivage gauche-droite. Quelle gauche n’est-elle pas attachée au progrès social ? Quelle gauche est-elle prête à soutenir que le changement climatique n’exige pas la mobilisation de tous pour la planète ? Quelle gauche soutiendra-t-elle que la démocratie fonctionne bien dans notre pays ? Que le niveau des inégalités ne contredit ni la devise républicaine ni les exigences de la justice ?
On dira qu’exprimées en des termes aussi généraux, les questions forcent les réponses et que quelques dénominateurs communs ne font pas un rassemblement, encore moins l’unité. Mais précisément, la refondation ne consiste-t-elle pas à reformuler les questions fondamentales en termes généraux, à remonter aux principes jusqu’au point où l’accord du grand nombre est possible, et même évident, où il se noue enfin pour préparer le terrain à la reconstruction ? Il est vrai que l’accord sur les questions ne préjuge pas d’un accord sur les réponses. Ici commence le travail de refondation. Et de réconciliation.
Auteur : Patrick Vieu, Enarque, docteur en philosophie, ancien conseiller de François Hollande sur les questions de transports et d’environnement, membre du Bureau des Engagé.e.s.
Tribune publiée le 25/12/2021 sur liberation.fr : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/deux-gauches-irreconciliables-vraiment-20211225_J2UQVVMA25CUJPXBO25PXHSFTY/?redirected=1&redirected=1