Disney rejoint la « cancel culture » - Lettre politique #52

Les Engagé.e.s | 22 Janvier 2021

« Qui a le contrôle du passé a le contrôle de l’avenir. » Cette maxime tirée du 1984 de George Orwell, qui l’attribuait au pouvoir totalitaire de « Big Brother », est-elle devenue celle de la firme de Walt Disney, pourtant l’un des plus engagés des pontes de Hollywood contre le communisme ? La question se pose désormais, depuis que les dirigeants de Disney ont décidé, pour des raisons éthiques, mais tout autant commerciales, d’exercer à l’égard de leur propre catalogue historique une forme pernicieuse de révisionnisme culturel.

Soucieux de faire pièce aux sites de streaming cinématographique à la Netflix, le groupe Disney a lancé avec succès sa propre plateforme de diffusion en ligne, « Disney + », qui met à la disposition du public l’ensemble de son catalogue, lequel va des dessins animés classiques – « Blanche-Neige », « Dumbo » ou « Le Livre de la Jungle » – aux productions plus récentes de Pixar ou de George Lucas – « Toy Story » ou « La Guerre des Étoiles ».

Avec cette particularité, qui foule aux pieds tout scrupule d’archiviste : les œuvres sont systématiquement revues, recadrées ou censurées en fonction de critères promulgués après coup par l’actuelle direction de la firme. Ainsi le postérieur de Darryl Hannah dans « Splash » est-il couvert par le rallongement numérique de sa chevelure, qui préserve les spectateurs d’une image qui pourrait les choquer. Ainsi les chats siamois des « Aristochats » sont-ils coupés au remontage parce que leur apparition pourrait choquer la communauté d’origine asiatique. Ainsi les « Peaux-Rouges » du pays imaginaire de Peter Pan sont-ils supprimés par respect envers la minorité amérindienne, etc. Ainsi l’histoire réelle de Disney – dont les productions ont souvent reproduit certains clichés d’époque aujourd’hui inappropriés ou choquants – est-elle revue et corrigée par le biais d’une autocensure privée destinée à éviter à la firme des ennuis avec telle ou telle minorité, tel ou tel groupe de pression.

On comprend fort bien que les producteurs et les scénaristes de Disney, soucieux de vivre avec leur temps, traduisent dans leurs œuvres nouvelles l’évolution des esprits. Les héroïnes des films récents – « Raiponce » ou « La Reine des Neiges » – sont des femmes de caractère, autonomes, libres de leurs choix, bien loin des clichés sexistes qui assignent à Blanche-Neige ou à la Belle au Bois Dormant un rôle passif et dépendant, issus des contes européens des siècles passés. De même les films désormais produits évitent les stéréotypes raciaux ou ethniques reflétant une époque révolue.

Mais la hantise de heurter la sensibilité de tel ou tel groupe s’applique désormais aux œuvres passées. On voit d’ici les dérives qui nous menacent. À force de vouloir épargner aux groupes dominés « l’inconfort » de représentations contestables, on en vient à réécrire l’histoire. Si l’on appliquait à la littérature le même crible pieux, que ferait-on des œuvres de Balzac, de Shakespeare ou de Zola, sans parler de Céline ou de Barrès, toutes marquées à la fois par le génie littéraire et la reproduction des clichés ou des détestations d’époque ? Staline et Jdanov, en leur temps, sur un mode tragique, appliquaient le même principe de lecture rétrospective, en retouchant les photos où apparaissaient des opposants ou en mettant à l’index les œuvres classiques contraires aux principes du socialisme.

Ces pratiques puritaines, déjà présentes dans le cinéma d’outre-Atlantique à travers le « code Hays », qui réglementait à Hollywood dans les années 1950 la longueur des baisers ou les limites étroites de la nudité autorisée, vont-elles renaître sous prétexte de respect des minorités et de lutte contre « l’appropriation culturelle » ? Encore ces règles s’appliquaient-elles aux oeuvres à venir. Alors que le nouveau code Hays de la « cancel culture » frappe tout autant les œuvres passées, triturées et lyophilisées par souci bien-pensant, au mépris des droits des créateurs et de la vérité historique.

Au vrai, un mouvement mondial de normalisation de la création se déploie désormais sous la férule de groupes militants pétris de bonne conscience. Les spectateurs, les lecteurs, les abonnés des plateformes numériques, seraient-ils, au fond, des esprits faibles et inconsistants, incapables de juger par eux-mêmes du contenu des œuvres passées, de leurs liens avec les mentalités d’époque, de leurs implications bonnes ou mauvaises ? C’est l’axiome sous-jacent des sectateurs de la nouvelle censure : vous êtes incapables de juger, nous le faisons à votre place.  

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