Emmanuel Faber, le dissident sacrifié - Lettre politique #71

Laurent Joffrin | 15 Mars 2021

On voudrait décourager toute réhabilitation du capitalisme de l’intérieur, par les capitalistes eux-mêmes, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. 

Emmanuel Faber, PDG de Danone, le groupe alimentaire fondé par Antoine Riboud, vient d’être débarqué sans cérémonie par son conseil d’administration. Depuis des mois, il était en butte à la contestation de fonds spéculatifs présents dans son capital, qui lui reprochaient une rentabilité moindre que celle de ses concurrents, au premier rang desquels Nestlé.


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Fait divers banal dans le monde de la « gouvernance d’entreprise » ? Pas tout à fait. Emmanuel Faber est une personnalité originale, catholique social comme l’était le fondateur de Danone, Antoine Riboud. Il avait décidé de soumettre son entreprise, non seulement aux lois habituelles de l’économie de marché, mais aussi aux impératifs modernes de la sécurité alimentaire, de l’écologie et de l’équilibre social. Il voulait faire de Danone, entreprise depuis longtemps en pointe dans la mise en œuvre d’un « capitalisme social », une « entreprise de mission », vouée à la rentabilité, certes, mais aussi à la poursuite d’objectifs d’intérêt général.

Las ! C’était trop demander aux actionnaires les plus agressifs du groupe, pour qui, de toute évidence, cette prise en compte de l’intérêt général n’est qu’une lubie progressiste néfaste au taux de profit, qui demeure l’ultima ratio de ces investisseurs à front bas. Depuis maintenant quelque trente ans, ces fonds vautours sont les hussards d’un capitalisme extrême, qui traquent sans rémission les entreprises coupables de s’écarter un tant soit peu de la logique du profit maximal, imposant des marges bénéficiaires extravagantes aux multinationales comme Danone, sous peine d’être victimes d’attaques implacables menées au nom des intérêts sacrés des actionnaires. Ce mouvement général, on le sait, a conduit depuis les années 1990 à l’enrichissement continu des plus riches et à la stagnation concomitante du revenu des classes moyennes et populaires, ce qui a fourni aux nationalistes et aux populistes le terreau sur lequel ils se sont développés.

Prônant des valeurs de responsabilité sociale et écologique, cherchant à construire ce qu’on appelait jadis un « capitalisme à visage humain », Emmanuel Faber faisait tache dans ce tableau général. Forfait supplémentaire : il était soutenu par Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. C’est dire ! Son groupe n’était en rien déficitaire, mais il affichait des bénéfices jugés insuffisants (deux milliards d’euros, tout de même…), crime suprême aux yeux des contestataires présents à son capital. Au fond, pour les têtes dures du profit à tout prix, c’est un peu comme si on avait nommé Gandhi à la tête d’une division blindée… Exit, donc, l’utopiste du capitalisme mondialisé, qui avait le grand tort d’avoir des convictions. Place aux comptables et aux « marqueteurs » de la « création de valeur », obsédés par les résultats trimestriels et l’œil fixé sur le cours de bourse.

Une seule leçon à cette histoire très contemporaine : le capitalisme ne se réformera pas tout seul, quel que soit le mérite de ses dirigeants les plus civiques, comme l’est Emmanuel Faber. On doit lui opposer deux contre-pouvoirs : celui des salariés, qui doivent à l’avenir prendre une place croissante dans les conseils d’administration* ; celui de la puissance publique, à qui il revient d’édicter les normes sociales et environnementales propres à défendre les intérêts généraux de la société contre les condottieres de la mondialisation sans loi.

 

* Engageons-nous propose, avec d’autres, de porter à la moitié la proportion de représentants des salarié.e.s présent.e.s dans les conseils d’administration ou de surveillance.

 

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages