Fermer les frontières ? - La lettre politique de Laurent Joffrin #23

Laurent Joffrin | 06 Novembre 2020

Fermer les frontières ?

Emmanuel Macron a passé la journée d’hier sur la frontière espagnole, au col du Perthus dans les Pyrénées-Orientales. But de la visite : annoncer un renforcement des contrôles aux frontières, qui passe par un doublement des effectifs (on passe à quelque 5000 policiers à l’échelle nationale), avec en prime la promesse de revoir en profondeur les accords de Schengen sur la libre circulation en Europe.

Mieux surveiller l’immigration illégale, tâcher de détecter les individus suspects, s’assurer que les réfugiés admis en France soient de vrais réfugiés : pourquoi pas ? Aucun gouvernement ne peut rester inerte devant la répétition des actes terroristes qui touchent la France, d’autant qu’il est pris sous les critiques incessantes de la droite et de l’extrême-droite, elles-mêmes appuyées sur des sondages d’opinion très favorables à des mesures plus restrictives.

À condition de ne pas tomber dans la démagogie. Ce dont les avocats d’une suspension des libertés pour cause de terrorisme usent et abusent. « Pas d’état de droit pour les ennemis de l’état de droit », dit par exemple Christian Estrosi, dont la ville a été durement frappée par les attentats. La phrase évoque bien sûr la célèbre formule de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » Léger inconvénient : l’aphorisme a été prononcé par le protégé de Robespierre pour justifier… la Terreur. On suppose qu’Estrosi n’en est pas un partisan.

Cette politique de durcissement systématique des pouvoirs de l’Étatpour raison de sécurité repose sur un raisonnement d’apparence irréfutable : pour se défendre du terrorisme, il n’est pas d’autre solution que de promulguer des lois d’exception qui restreindront les libertés. Et comme une partie des auteurs d’attentats, notamment les plus récents, à Conflans et à Nice, sont des terroristes venus de l’étranger, la solution passerait par une réduction draconienne de l’immigration.  Est-ce si sûr ?

Au même moment, on déplore une attaque meurtrière à Vienne, où un tueur a tiré sur des passants dans les rues de la capitale autrichienne, faisant quatre morts. Or l’Autriche, depuis plusieurs années, est l’un des pays d’Europe les plus restrictifs en matière d’immigration. Elle a même déployé un rideau de fil de fer barbelé sur sa frontière sud, destiné à arrêter les migrants arrivés en Europe par la Grèce ou l’Italie. Pourtant, sa police a été prise en défaut par un individu apparemment isolé, venu, malgré les contrôles, de la Macédoine du nord, pays voisin.

Si l’axiome de base était vrai – il faut des mesures autoritaires pour lutter contre le fléau – on devrait pouvoir le vérifier. En principe, les pays les plus autoritaires et les plus fermés à l’immigration devraient subir nettement moins d’attaques que les autres. Or un simple coup d’œil sur la liste des attentats commis dans le monde depuis vingt ans montre que cette corrélation supposée entre dictature et sécurité ne se traduit pas dans la réalité. Les terroristes islamistes ont frappé les démocraties, mais aussi les pays dictatoriaux. On compte un nombre important d’attentats en Russie, en Égypte, au Pakistan, en Arabie Saoudite, au Yémen, en Algérie, aux Philippines, tous pays qui se sont affranchis depuis longtemps des scrupules démocratiques qui handicapent, soi-disant, les pays de liberté. Aussi bien, on constate que nombre d’attaques ont frappé la Chine, pourtant l’un des régimes les plus répressifs au monde.

La raison en est simple : les terroristes sont peu nombreux, difficiles à détecter, animés d’une détermination farouchequi les conduit très souvent à tuer en acceptant eux-mêmes d’être tués. Sauf à fermer hermétiquement les frontières – y compris au tourisme et aux voyages d’affaires –, un fanatique réussit à déjouer les contrôles et à franchir les frontières malgré leur fermeture apparente (et on laisse de côté, dans cette réflexion, le terrorisme autochtone, responsable, en France, des deux tiers des attentats).

Il ne s’ensuit pas qu’on doive ne rien faire, bien au contraire. Une réforme de la politique d’asile au niveau européen est nécessaire, pour ne plus faire peser une charge injuste et de toute façon irréaliste sur les pays périphériques, chargés à eux seuls de tenir la frontière européenne. La sécurité collective passe aussi par plus de solidarité entre États de l’Union, par un mécanisme de relocalisation du traitement des demandes d’asile entre États pour soulager les pays de première entrée et/ou par une solidarité financière permanente et importante des pays opposés au mécanisme de relocalisation comme le groupe de Visegrad. En s’opposant à une telle réforme, le Rassemblement national et leurs alliés du mouvement européen Identité et démocratie jouent de fait contre la sécurité collective.

À plus court terme, c’est l’action patiente du renseignement et de la police, notamment par la surveillance des communications, par l’infiltration, par la localisation des réseaux et la filature des suspects, qui obtient les meilleurs résultats. L’attentat autrichien n’a pu être évité, non parce que les frontières sont ouvertes, mais parce que la coopération policière internationale a fait défaut : l’individu avait été repéré par la police d’un autre pays, sans que l’information soit transmise à l’Autriche. En France, on déjoue environ un attentat par mois, ce qui prouve l’efficacité du renseignement. Autrement dit, les ressources mises dans lerenforcement de l’action policière et du renseignement sont infiniment plus productives que les mesures générales de restriction des libertés, qui sont comme un marteau-pilon qu’on emploierait pour écraser une guêpe.

Reste la dimension politique. Les mesures restrictives heurtent les principes et sont de faible rendement mais elles rassurent les opinions ébranlées par la succession des attaques. Jusqu’au moment où on s’aperçoit qu’à force de législations d’exception, on a changé subrepticement de régime. C’est la loi du spectacle : on gesticule, on tempête, on agite son épée, non pas pour résoudre les problèmes, mais pour faire taire ceux qui les posent. Ce qu’est allé faire Emmanuel Macron au col du Perthus.

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages