Giscard et Macron - Lettre politique #37

Laurent Joffrin | 03 Décembre 2020

Il a été l’exemple même du premier de la classe, supérieur, dominateur, prestidigitateur même : c’est ce qui explique ses insignes succès. C’est ce qui fait comprendre ses échecs éclatants. La leçon vaut pour aujourd’hui…


La lettre politique de Laurent Joffrin #37 | S'abonner


Car politiquement, Giscard a été aussi le premier de la classe bourgeoise, qui a su mieux que tous ce qu’il fallait transformer pour sauver l’essentiel au moment où l’union de la gauche était aux portes, à la manière d’un Tardieu ou d’un Disraeli, conservateur intelligent qui sait réformer pour préserver. Giscard fut le trait d’union entre la France tradi et la France moderne, surdoué de la droite française, maître du verbe, mais d’une intelligence trop sûre d’elle-même, qui a fini par le couper du peuple. Il fut l’architecte d’une économie prospère, qui a buté sur le basculement du monde dans la crise, trahi par là où il avait vaincu, ingénieur brillant qui voit la mécanique qu’il a construite se dérégler irrémédiablement. Il y a décidément du Giscard dans Macron, même s’il a dû parcourir un long chemin ministériel et électoral pour parvenir au sommet. La désagrégation du système politique a permis à l’autre de brûler encore plus les étapes.

Jeune ministre des Finances en lice pour le pouvoir suprême, VGE monte à la tribune de l’Assemblée pour présenter le budget de la Nation. Toujours mirobolant, il exhume en exergue un extrait du règlement de l’Assemblée, qui prescrit aux orateurs de parler sans notes. Ce qu’il fait aussitôt pour décrire dépenses et recettes du pays dans un discours de deux heures, truffé de chiffres et d’explication techniques, sans filet et sans faute, devant une Assemblée fascinée par sa virtuosité.

La maîtrise absolue de l’expression publique : c’est sans doute le trait dominant de ce caractère hors-normes, qui le distingue, au passage, du président d’aujourd’hui, dont le verbe lui échappe souvent. Giscard réduisait les problèmes les plus complexes à quelques maximes denses et limpides. Il compensait son ton aristocratique par une simplicité de style qui le faisait comprendre de tous, qui donnait à chacun le sentiment de saisir enfin ce qui lui échappait. Ses formules, lapidaires et sans apprêt, ont rythmé le débat public : « Oui, mais » au Général de Gaulle, « je regarderai la France au fond des yeux » qui lance sa campagne, « le changement dans la continuité » qui résume son programme, les « deux Français sur trois » qu’il veut réunir, le « bon choix » qu’il demande au pays, Mitterrand « l’homme du passé » qui ne saurait avoir « le monopole du cœur », épigramme destructeur qui joue son rôle dans sa victoire de 1974.

Cette créativité verbale se doublait d’un sens aigu de la novation, de forme et de fond. On le voit skier, jouer de l’accordéon, dribbler maladroitement dans un match de football qu’il termine par un entretien au débotté, torse nu sous la douche. La politique française, dit-il, est trop « guindée », ce qui lui permet de trancher sur un personnel gaulliste solennel et grandiloquent. Un Kennedy chauve, un précurseur de la politique-spectacle qu’il met en scène avec minutie, recevant des éboueurs à l’Elysée, serrant la main d’un prisonnier, s’entourant de sa famille qui joue les figurants dans ce film soigneusement scénarisé.  

Novateur sur le fond aussi. Il met à son actif un nombre de réformes impressionnant. L’interruption volontaire de grossesse, le divorce par consentement mutuel, le droit de vote à 18 ans sont le plus souvent cités. Il faut y ajouter la saisine du Conseil constitutionnel, qui perfectionne l’état de droit, la refonte de l’audiovisuel public, qui ouvre la voie à une relative indépendance de l’ex-ORTF, le collège unique qui tend à démocratiser l’enseignement secondaire, la création du Conseil européen, l’élection du Parlement européen au suffrage universel, le G7 devenu G20, le Système monétaire européen, qui annonce la création de l’Euro, toutes transformations qui marquent encore la France d’aujourd’hui, mieux régulée par le droit, plus ouverte en matière de mœurs, intégrée dans l’ensemble européen. Giscard est un libéral. Sa politique est sur ce point cohérente, qui en fait un paradoxal conservateur-novateur.

Il fut surdoué dès la prime jeunesse. Bac à seize ans, France libre à dix-huit ans (il a reçu la Croix de guerre pour son comportement dans l’armée De Lattre), entrée à Polytechnique à vingt ans, élève de l’ENA à vingt-deux ans, inspecteur des finances, directeur adjoint du cabinet Edgar Faure, secrétaire d’État aux finances puis ministre sous De Gaulle (il a moins de quarante ans), député, chef de parti, frondeur du gaullisme, élu président à 48 ans : seul Macron a été plus vite. Y compris dans le revirement ambitieux. De Gaulle a fait le ministre Giscard. Mais c’est Giscard qui lui donne le coup de grâce en 1969, quand il fait voter non au référendum. Macron fut encore plus rapide à tourner casaque.   

Comme Macron quarante ans plus tard, il se droitise au fil de son mandat, croyant trouver le salut sans l’appel à l’électorat conservateur. Il se détourne de ses convictions quand Ranucci est exécuté, annonce la fin de l’immigration, laisse Peyrefitte jouer la carte sécuritaire, et Barre l’orthodoxie économique. Trop sûr de lui, certain de sa réélection, il s’enferre dans l’affaire des diamants, laisse s’installer l’image d’un président trop supérieur, distant, aristocratique. Mitterrand tient sa revanche. Une réplique du candidat socialiste résume la faille de Giscard : « Vous n’êtes pas mon professeur et je ne suis pas votre élève. »

Trop de hauteur, un peu de morgue, une crise qui se prolonge : il est battu. Choc, drame personnel, dépression. Il s’efface dans l’affliction pour plusieurs mois. Puis, talonné par la hantise de l’oubli, il met tout en œuvre pour revenir, courant les mandats, avide d’un rôle, à l’Académie française ou dans le forum européen, motivé par son ressentiment envers Chirac qui l’a fait tomber, déployant toujours son brio et son sens de la formule, mais toujours déçu, tel le magicien qui ne maîtrise plus ses tours.    

Reste un réformateur incontestable et un trop brillant sujet qui trébuche à force de confiance en soi. L’hubris du succès a fini par l’aveugler. Comment ne pas faire le parallèle avec l’actuelle stuation politique ? Un homme à qui tout réussit, précoce en tout, mais finalement trop pétri de sa propre valeur, qui oublie le lien populaire. À qui pensez-vous ?

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages