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La lettre politique de Laurent Joffrin #17 - La censure Facebook
La censure Facebook
C’est un incident passé inaperçu mais qui met en jeu des questions de principe sensibles à tout démocrate. Pendant deux jours, le week-end dernier, le site « Didier Raoult versus coronavirus », le plus puissant des groupes de soutien au professeur de Marseille, a été désactivé par Facebook, avant d’être rétabli hier. Le réseau social a invoqué « une erreur technique », mais il est clair qu’il s’agissait d’un acte de censure volontaire : Facebook a affiché un message expliquant que le contenu du site avait été désactivé parce qu’il ne respectait pas « les standards de la communauté ». On devine facilement que cette interdiction a été levée en raison des protestations des intéressés, qui mobilisent environ 500 000 internautes. Mais il est manifeste que ce site a été censuré.
Nous n’avons aucune sympathie pour le professeur Raoult, dont les affirmations péremptoires sont si souvent réfutées par les autorités scientifiques et par la réalité. Facebook avait de bonnes raisons de désactiver le site, intense propagateur d’arguments fallacieux ou controuvés. Mais justement : la défense de la liberté d’expression devient vraiment intéressante quand elle s’applique à des opinions avec lesquelles on est en désaccord. On se souvient de la phrase attribuée à Voltaire : « je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire. »
C’est le principe qui compte. En démocratie, l’interdiction de tel ou tel contenu découle de la loi, souverainement votée par des représentants élus. Rien de tel en l’occurrence. C’est une instance privée, Facebook, qui a décidé de la censure temporaire, en fonction de critères opaques, que l’entreprise refuse de rendre publics. Il faut dire que la tentation est grande pour les pouvoirs publics de se défausser de leur rôle de lutte contre la haine ou la désinformation en ligne, qui nécessiterait probablement plus que les 28 personnes travaillant au sein de la plateforme Pharos, au bénéfice de ces acteurs privés. Ainsi, la loi Avia, adoptée sans honte par les députées LREM, confiait-elle clairement le rôle d’arbitre des contenus aux plateformes, sans même qu’un juge puisse être saisi ; proposition heureusement censurée par le Conseil constitutionnel.
Facebook, comme les autres réseaux sociaux, se définit comme un simple véhicule des contenus produits par ses utilisateurs. Ce sont eux qui doivent répondre de leurs actes devant la loi, et non les responsables de Facebook, qui jouent un rôle neutre, un peu comme la Poste, qui ne saurait être tenue pour responsable du contenu des lettres qu’elle achemine.
Le problème, c’est que cette position est logiquement intenable dès lors que la société intervient, comme elle vient de le faire à l’encontre du site « Raoult versus coronavirus », pour censurer tel ou tel contenu. En régulant elle-même les textes ou les images qu’elle diffuse, elle agit comme la direction d’un journal ou d’une télévision, qui trie les contenus qu’elle diffuse sous sa responsabilité, en fonction de ses orientations et pour se conformer à la loi. Elle devient un média, ce que confirme l’expression anglo-saxonne « social media ». À cette différence près : elle est exempte des obligations légales qui s’appliquent depuis plus d’un siècle aux autres médias, d’abord les journaux, puis les médias audiovisuels. Par exemple la désignation d’un directeur de publication légalement responsable, qui répondra devant les tribunaux des décisions de diffusion qu’il prend au jour le jour.
En d’autres termes, le système actuel de régulation de l’Internet a abouti à une privatisation quasi-totale de la censure. Facebook, Twitter, Google et les autres régulent leurs contenus en fonction de critères qui leur sont propres et qui sont à l’intersection de leurs propres convictions et des pressions exercées par tel ou tel lobby d’internautes. Tels les seigneurs du Moyen-Âge, les Gafa édictent leurs propres lois sur le territoire qu’ils contrôlent, indépendamment du pouvoir central. Or en démocratie, seul le pouvoir central, légitimé par l’élection et encadré par les principes généraux du droit, est habilité à définir les règles de la liberté d’expression.
Il a posé à la fin du XIXesiècle un principe global : la liberté d’expression est la règle, sauf à répondre de l’excès de cette liberté. On a donc prévu un petit nombre d’exceptions, comme la diffamation, l’incitation à la haine, le racisme ou l’atteinte à la vie privée, qui peuvent justifier la censure. Tout le reste est libre. Il revient ensuite aux tribunaux de décider si tel ou tel émetteur de contenu a contrevenu à la loi et quelles sanctions il doit encourir. C’est un système équilibré, qui donne satisfaction à tous. Par une aberration, les Gafa ont réussi à y échapper au profit d’une censure privée contraire à tous les principes.
La question se pose donc : peut-on continuer longtemps à accepter un tel démembrement de la loi démocratique ? Va-t-on entériner sans rien dire ce système féodal qui délègue aux Gafa un pouvoir exorbitant ? Combien de temps les États démocratiques vont-ils se laisser dépouiller de leurs droits ? Ne faut-il pas, selon des modalités adaptées à la technologie du Net, leur étendre la loi commune qui s’applique depuis toujours aux médias ? Autant de questions cruciales pour l’avenir des démocraties.