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La lettre politique de Laurent Joffrin #3 - Les faux amis de Charlie
Les faux amis de Charlie
On le sait désormais, le mobile n’est plus douteux. C’est bien, encore une fois, la liberté d’expression - et la liberté tout court - qui ont été visées hier devant l’ancien siège de Charlie Hebdo. L’attaque barbare a eu lieu devant la fresque représentant les martyrs de l’hebdomadaire satirique tués il y a cinq ans ; l’heure choisie était celle du massacre de 2015 ; les deux victimes sont des salariés de l’agence Première Ligne, qui produit des émissions d’investigation, hasard qui n’en est pas un tout à fait un ; au même moment, on juge les complices des tueries de Charlie et de l’Hypercasher, et Charlie, la vraie cible de l’attentat, avait de nouveau publié les caricatures qui avaient servi de prétexte aux agissements des terroristes. Déjà lundi soir, la directrice des ressources humaines de Charlie Hebdo – Marika Bret – a dû être exfiltrée de son domicile à la suite de menaces dangereusement précises.
Chacun le comprend et chacun s’en indigne, dira-t-on. La protestation est unanime, qui va du Premier ministre à la presse rassemblée, de la droite à la gauche, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon. Pour l’essentiel, la société française résiste, l’État fait son devoir, les valeurs républicaines sont défendues.
Certes. Mais un doute s’insinue. Dans le drame et le sang, face à un acte repoussant, la réprobation éclate, effaçant les dissensions, les non-dits, les désaccords obliques. Mais dans le cours ordinaire du temps ? Au fil des polémiques partielles et des affaires de moindre calibre, des menaces de second ordre et néanmoins efficaces, des intimidations au nom du bien, est-on si sûr que la liberté d’expression soit assurée ?
C’est là qu’une gauche républicaine digne de ce nom doit mettre les pieds dans le plat. Non, la liberté d’expression n’est pas toujours défendue, par ceux-là même dont ce devrait être le credo et la raison d’être. Oui, une certaine gauche qui oublie ses valeurs, une certaine extrême gauche encore une fois fascinée par la tyrannie dès lors qu’elle prétend exprimer les pauvres, écornent, ou laissent écorner, ce principe de liberté qui est pourtant à la base de l’édifice républicain et de l’histoire même de la gauche. Ceux-là sont solidaires du journal dans le drame mais oublient son message le reste du temps. Ce sont des faux amis de Charlie.
Telle pièce ne peut être jouée parce qu’elle pourrait offenser des croyants ; telle conférence est de facto interdite parce que la conférencière déplaît à un groupe militant ; telle exposition est mise à l’index parce que les représentants autoproclamés de telle minorité opprimée ont décidé d’en faire un cheval de bataille ; tel enseignant est écarté parce qu’il dénonce trop franchement l’islamisme ; tel professeur doit renoncer à une partie du programme d’histoire parce qu’il craint les incidents ; tel ou tel responsable culturel est banni parce qu’il laisse s’exprimer des artistes ou des intellectuels qui pensent mal, au nom d’un mouvement anglo-saxon dénommé « cancel culture » (la culture de l’annulation), qui n’est qu’une perversion de la défense des réprouvés ; une lecture du livre de Charb est prohibée sous la pression de groupes qui croient aider les exclus alors qu’ils les desservent.
Je le dis explicitement, le comportement de certains élus de gauche alimente le climat actuel de haine envers Charlie Hebdo. Lorsque Jean-Luc Mélenchon traite le journal de « bagagistes de Valeurs actuelles », il rompt avec les valeur qui font la gauche. Quand hier il condamne l’attaque contre la maison de production Première ligne, sans un mot pour Charlie Hebdo, il entretient une ambiguïté coupable. Nous ne pouvons revendiquer l’esprit de Charlie et dans le même temps condamner ce qui fait l’essence de la gauche, la liberté d’expression.
Bref, on se croirait revenu au temps de Beaumarchais et du monologue de Figaro (le barbier et non le journal), dont on pourrait faire un pastiche : « pourvu que je ne parle en mes écrits ni de la religion, ni de l’islamisme, ni des dogmes militants, ni des gardiens de la morale, ni des excès des zélotes, ni des nuances de la mémoire, ni des réalités qui dérangent, ni des idées adverses, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois professeurs de vertu »
Telle n’est pas la gauche de nos vœux. Celle-ci soutient Charlie sans arrière-pensée, même quand elle est en désaccord avec un dessin ou une prise de position. Elle défend les minorités mais tient que leur meilleure protection, c’est le respect de valeurs universelles, l’égalité, la justice, et la liberté. Encore une fois, l’esprit de Charlie a été attaqué, et nous n’avons pu l’éviter.
Dans ce recul, le gouvernement porte une responsabilité. Le grand discours sur la laïcité promis par le Président Macron n’a toujours pas été prononcé. Le plan contre le séparatisme islamiste arrive bien tard dans son quinquennat, sans réelles mesures concrètes contre la radicalisation. Le contrôle des financements étrangers n’est pas effectif. Quant à la réforme du culte musulman au travers de la Fondation de l’islam de France, elle est au point mort. De même, la lutte contre la radicalisation sur internet est devenue une priorité abandonnée du quinquennat.
Réprimer ? On ne saurait s’arrêter là. L’éducation et la diffusion des valeurs républicaines sur tout le territoire importent tout autant. Or, ce gouvernement, par la réduction des dotations aux collectivités territoriales et la fin des emplois aidés, a mis en difficulté tout un tissu associatif qui participait activement à la lutte contre la radicalisation dans les quartiers populaire. Il a beau jeu aujourd’hui de s’inquiéter de la présence d’association salafistes déguisées sous les apparences d’associations d’aide aux devoirs, quand il a lui-même contribué à l’autarcie culturelle de ces quartiers. Le plan Borloo a été enterré sans débat, au prétexte que « deux mâles blancs » ne pouvaient décider pour ces quartiers… comme si la misère sociale avait une couleur. Le séparatisme social et culturel fait le jeu de l’islamisme.
Souvenons-nous : la laïcité ne s’est pas imposée sans difficultés en France, mais grâce aux moyens massifs investis par l’Etat dans le recrutement et la formation de ses « hussards noirs » au 19ème et 20ème siècle. D’après un sondage IFOP de 2018, seuls 25% des enseignants déclaraient avoir suivi une formation à la laïcité. Et il s’agit là des enseignants titulaires ; on sait malheureusement que les enseignants contractuels (et non formés) sont bien plus présents dans les écoles des quartiers défavorisés que sur le reste du territoire. La mixité à l’école, la formation des enseignants doivent être les priorités d’une gauche attachée à la laïcité et à l’égalité républicaine. C’est sa raison d’être : continuer cette longue lignée qui va de Voltaire à Cabu, d’Olympe de Gouges à Coco, de Beaumarchais à Charb.