Les gros sabots de Frédérique Vidal - Lettre politique #64

Laurent Joffrin | 18 Février 2021

Difficile de faire plus stupide et maladroit. La ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, demande au CNRS une enquête sur « l’islamo-gauchisme » – un terme strictement polémique – qui gangrénerait l’université. 


La lettre politique de Laurent Joffrin | S'abonner


Il faut, dit-elle, distinguer entre les vraies recherches et le « militantisme », lequel entacherait une partie du travail universitaire. Aussitôt les autorités académiques se gendarment. « Police de la pensée », intrusion inadmissible du gouvernement dans la recherche, « maccarthysme », dit Jean-Luc Mélenchon.  Quand on donne des verges à ses adversaires, il ne faut pas s’étonner de se faire battre. On se demande si cette dame est bien à sa place au gouvernement. Au même moment, beaucoup d’étudiants sombrent dans la précarité sans que la Ministre ne s’en soucie. La majorité LREM à l’Assemblée nationale rejette la solution proposée par les députés socialistes de créer une dotation universelle et un revenu minimum jeunesse, qui rejoint partiellement l’une des propositions de notre mouvement « Engageons-nous ».

Les universitaires, au demeurant, ne sont pas des êtres immatériels étrangers à tout engagement, à tout militantisme. Raymond Aron, universitaire de haut vol, était aussi éditorialiste au Figaro. Un militant, donc, qui n’aurait pas sa place dans les temples du savoir ? Pierre Bourdieu intervenait dans le débat politique, avec des positions bien arrêtées. Fallait-il, du coup, récuser son apport aux sciences sociales ? C’est la pente étrange et peu admissible sur laquelle la ministre s’est engagée, celle du contrôle du savoir par l’État. Danger !

En fait, la sortie désastreuse de la ministre occulte plusieurs vraies questions. D’abord l’intolérance qui s’est manifestée au sein de l’université en plusieurs occasions, quand des intervenants parfaitement légitimes ont été empêchés de parler dans des conférences ou des séminaires, soit par des protestations étudiantes, soit par des cabales montées par telle ou telle fraction universitaire. Eût-elle condamné ces faits précis et circonscrits, au lieu de lancer des accusations vagues au nom d’un chef d’accusation flou – « l’islamo-gauchisme » –, que sa parole serait restée audible.

Il s’agit ensuite des batailles internes à l’université, qui opposent certains courants « décoloniaux » à d’autres professeurs. Le « nouvel antiracisme » issu de ces écoles de pensée accroît son influence dans les facultés. Il est accusé par d’autres universitaires de faire régner une nouvelle orthodoxie, rigide et intolérante, qui contrevient aux usages de pluralisme et de liberté de pensée inhérents aux débats entre chercheurs. Mais est-ce à l’État de s’en saisir ? Ces joutes intellectuelles sont de tous temps. Dans les années 1970, dans certains secteurs de l’université, le marxisme avait lui aussi tendance à s’imposer de manière impérieuse. Dans d’autres secteurs de l’enseignement supérieur – à l’Université Dauphine par exemple –, c’est le libéralisme économique qui tenait le haut du pavé.

Les courants décoloniaux ont aujourd’hui le vent en poupe. Mais ils sont contredits par d’autres professeurs et d’autres chercheurs, qui s’inquiètent de voir les catégories raciales se substituer aux catégories sociales, favorisant le développement d’une extrême-gauche identitaire dont les thèses donnent des arguments aux identitaires de droite et finissent par battre en brèche les fondements intellectuels de la République, ce qu’on peut légitimement tenir pour un danger. On se reportera à maints ouvrages récemment parus sur ce thème, par exemple le livre de deux universitaires de gauche, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, Race et Sciences sociales.  Dans le débat médiatique, on rappellera les courageuses prises de positions d’une Caroline Fourest, qui combat elle aussi, par les moyens de l’argumentation publique, le « racialisme » d’une certaine gauche radicale. Il s’agit d’un combat académique et politique pour l’universalisme et les droits humains, qui doit être mené avec rigueur et vigueur dans le champ du savoir, ou dans l’arène politique, et non par l’intervention du gouvernement, qui a pour seul devoir de protéger la liberté de la recherche. Au bout du compte, avec ses gros sabots et son inconséquence, Frédérique Vidal a rendu service à ses adversaires.

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages