Musk la menace

Laurent Joffrin | 03 Novembre 2022

Elon Musk, qui vient de racheter le réseau Twitter pour 44 milliards de dollars, est un personnage de roman de science-fiction, sans doute le plus haut en couleurs de tous les tycoons du numérique. Il est surtout le plus dangereux.

Surdoué de l’entreprise, il a créé, entre autres, deux sociétés, Tesla (voitures électriques) et SpaceX (navettes spatiales) qui en ont fait le capitaliste le plus riche du monde. Fort de cette réussite, il veut imposer à la planète sa conception de la vie. Musk est libertarien, c’est-à-dire adepte d’une secte idéologique puissante aux États-Unis, qui considère qu’à tout problème économique ou social, le marché libre offre une solution optimale. Libéraux extrêmes, les libertariens s’opposent à toute réglementation contraignante, à toute intervention de la puissance publique dans la société, à tout obstacle qui limiterait la liberté des entrepreneurs. Ils prônent un État minimal, un libre-échange absolu, ils sont allergiques au syndicalisme, proposent de mettre toutes les drogues en vente libre et même de remplacer la police et l’armée par des agences privées passant contrat avec les gouvernements. Ils soutiennent la plupart du temps le Parti républicain dans sa version la plus trumpiste.

Le rachat de Twitter traduit ainsi un projet politique : mettre fin aux « censures » qui tendent, selon Musk, à entraver la libre circulation des idées. À vrai dire, ces « censures » consistent pour l’instant à limiter timidement la diffusion des messages de haine, les communications des mafieux et des terroristes, les agissements des pédo-criminels ou encore la prolifération des « fake news » qui infestent le monde numérique.

Apparemment, cette régulation est encore excessive pour Musk : il a, par exemple, fustigé la fermeture du compte de Donald Trump, à qui les modérateurs de Twitter reprochaient de proclamer sans aucune preuve que l’élection de Joe Biden était truquée, répandant un trouble nuisible et antidémocratique dans la vie politique américaine. Au lendemain du rachat, Musk a débarqué, non seulement les managers de l’équipe précédente, mais aussi les responsables chargés précisément de cette modération à ses yeux dictatoriale. 


La lettre politique de Laurent Joffrin | S'abonner


Cette prise de pouvoir est un épisode supplémentaire de la lutte planétaire plus ou moins feutrée qui oppose les réseaux sociaux aux démocraties. Dans tout pays de liberté, la parole publique obéit à un principe simple : l’expression est libre, sauf à répondre de l’abus de cette liberté (la haine, l’appel au meurtre, le racisme, la diffamation et quelques autres, dont la liste est strictement limitative, tout le reste restant libre). Pour les dirigeants des GAFAM, seule la première partie de la phrase est légitime, la deuxième, qui porte sur les abus, ne serait qu’une insupportable censure. Ces chefs de réseau obéissent à leurs convictions, mais surtout à leurs intérêts : leurs recettes dépendent de leur audience. Or les messages illégaux - ou sulfureux - attirent plus d’audience que les contenus légaux. Les GAFAM freinent donc des quatre fers dès qu’il s’agit de réguler leurs activités, à l’aide d’un lobbying financé à coups de millions de dollars. Ou plus exactement, ils n’admettent de régulation que celle dont ils ont arbitrairement décidé. On a ainsi assisté à l’échelle mondiale à une vaste privatisation de la censure, qui ne dépend plus des lois édictées par les Parlements élus, mais des règles dont les GAFAM veulent bien se doter. Sous couvert de modernité, les milliardaires du numérique ont restauré l’ancienne féodalité moyenâgeuse, où chaque seigneur édictait ses propres lois.

Le résultat est connu : les idéologies de haine, les messages de harcèlement, les théories les plus outrageantes, les vues les plus obscurantistes, concurrencent avec succès les informations vérifiées et les opinions licites, de droite ou de gauche. Le racisme se donne libre cours, les mafias et les terroristes font d’Internet leur canal privilégié de communication, la pornographie est en accès libre pour les mineurs, le cyberharcèlement a de facto droit de cité, etc.

Fort heureusement, l’Europe a réagi. Grâce à l’action de la Commission, sous la direction de Thierry Breton, commissaire chargé de ces questions, l’Union s’est dotée d’une réglementation qui s’efforce de canaliser l’exubérante et douteuse anarchie des réseaux. Cette réglementation vise à adapter au numérique la législation qui gouverne les médias classiques et dont personne ne conteste le principe. Dans cette bataille, la prise de contrôle de Twitter par Musk risque de conduire à une régression formidable.

On ne sait si le milliardaire va mettre en œuvre ses conceptions libertariennes avec Twitter. Il est pour l’instant freiné par les annonceurs qui ne souhaitent pas cohabiter avec les suprémacistes blancs ou les sectes antivax ou sataniques dans le même réseau. Mais de toute évidence, la plus grande vigilance s’impose désormais à tous les démocrates de la planète.

 

Crédit photo :Depositphotos


ET AUSSI

 

Incroyable : Bolsonaro respectera la constitution

Tout arrive : quoique particulièrement baroque et aberrant pendant son mandat, Jaïr Bolsonaro est moins irresponsable que Donald Trump. Il a appelé ses partisans à débloquer les routes brésiliennes et promis de respecter la constitution. En ces temps de populisme autoritaire, ce truisme fait figure de grande concession… Ce qui n’épuise pas le sujet. Le président brésilien sortant a justifié les autres manifestations contre le résultat de l’élection et mis en doute la sincérité d’un scrutin pourtant parfaitement régulier. Aux États-Unis, plusieurs candidats trumpistes ont déjà annoncé qu’ils contesteraient les résultats des midterms s’ils leur étaient défavorables. Le populisme, dit-on, sans doute à raison, n’est pas le fascisme. Mais le comportement d’une grande partie de ses soutiens s’en rapproche dangereusement.

 

Soupe contre pétrole

Difficile de trouver mode d’action plus stupide que de barbouiller de soupe les grandes œuvres picturales exposées dans les musées. Action symbolique, dit-on, qui attire l’attention sans abîmer les tableaux. Mais justement : le symbole est terrible. Il érige – allégoriquement mais très efficacement - l’activisme écologique en ennemi de la culture (au grand dam des musées, qui condamnent tous ce genre d’action). Le respect des artistes, tout comme le respect de la planète, est un élément de civilisation. Financée par la petite fille du magnat du pétrole Aileen Getty, qui espère sans doute expier les méfaits de son grand-père, l’association Just Stop Oil, qui préfère la soupe au pétrole, se prévaut de l’exemple de Mary Richardson, suffragettes des années vingt qui s’était également attaquée à un tableau de Velasquez (action condamnée à l’époque par d’autres suffragettes). Détail malencontreux : cette militante, d’abord communiste, est ensuite devenue l’une des responsables de la British Union of Fascists d’Oswald Mosley. On peut suggérer à ces activistes un slogan efficace popularisé à l’époque, et à peine modifié : « quand j’entends le mot culture, je sors ma boîte de soupe ».  

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages