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Rushdie et la « cancel-culture »
Attention aux fausses unanimités… L’immense émotion suscitée par la tentative d’assassinat perpétrée contre Salman Rushdie, et le soutien exprimé dans le monde entier envers l’écrivain condamné à mort par un imprécateur obscurantiste ne doivent pas faire illusion. Les odes à la liberté d’expression qu’on entend un peu partout depuis l’attentat ne reflètent pas l’état réel de l’opinion mondiale. Elles tendent au contraire à masquer le recul de la liberté d’expression comme valeur universelle, y compris au sein des démocraties. Sous cet angle, l’attentat contre Rushdie n’est que la forme extrême, paroxystique, d’une offensive générale contre la liberté de pensée, menée par les dictatures, par les religieux extrêmes, mais aussi par des courants politiques et philosophiques issus du monde démocratique.
On remarquera d’abord que la condamnation du crime, en fait, n’a rien d’unanime. En Iran, exemple le plus net, d’où émanait la fatwa initiale, la presse officielle se garde de désapprouver l’assassin, quand elle ne l’applaudit pas des deux mains. Rien ne dit que le régime iranien soit à l’origine du forfait. Mais jamais la malédiction proférée il y a trente ans par l’imam Khomeiny n’avait été levée. Au contraire, sans que les autorités de Téhéran n’aient rien fait pour l’empêcher, une ribambelle d’associations islamiques iraniennes avaient encore accru la récompense promise à celui qui tuerait Rushdie.
Dans le monde musulman, les réactions sont rares. On devine que les fractions islamistes qui sévissent dans ces pays – et qui ont également dénoncé Rushdie - dissuadent toute manifestation de solidarité officielle envers l’écrivain. En Inde, patrie d’origine de Rushdie, les réactions sont embarrassées. Le Premier ministre Rajiv Gandhi avait en son temps interdit Les Versets Sataniques pour complaire à la minorité musulmane et le gouvernement Modi, souvent pris pour cible par Rushdie dans ses déclarations, se garde de tout geste de sympathie.
On notera ensuite qu’au sein même des démocraties, la menace s’étend à toutes sortes d’écrivains, d’écrivaines et de journalistes coupables d’offense supposée envers l’islam. Au-delà des crimes connus et médiatisés qui ont frappé Charlie, le professeur Samuel Paty en France et d’autres à l’étranger, ceux qui s’expriment ou écrivent de manière négative sur l’islam sont souvent soumis à des invectives qui vont jusqu’aux menaces de mort.
Ces attaques brutales, il f aut bien le dire, sont doublées par un phénomène différent, non-violent celui-là, purement verbal en tout cas, mais qui tend vers le même résultat : une censure de fait qui vise à imposer une doxa précautionneuse dès qu’il s’agit de certains sujets ayant trait à la religion, aux traditions, à la culture des minorités dans les démocraties. Déjà plusieurs écrivains avaient pris leurs distances avec Rushdie, tels John Le Carré, Russel Banks ou encore Joyce Carol Oates.
La lettre politique de Laurent Joffrin | S'abonner
Cette posture a plus récemment pris la forme d’un « combat culturel » qui se déploie au nom d’une doctrine « décoloniale » répandue principalement dans le monde universitaire et médiatique anglo-saxon, mais aussi, de manière plus minoritaire, dans les mêmes milieux en France. C’est un intellectuel iranien, Seyed Mohammad Marandi, qui fait ainsi le lien entre l’attentat contre Rushdie et les thèses décoloniales. Ce professeur de littérature, spécialisé dans l’étude de l’orientalisme, n’a rien d’un personnage marginal. Il est aussi le conseiller de l’équipe iranienne chargée de négocier un accord nucléaire entre l’Iran et les puissances occidentales et ferraille régulièrement dans les médias pour défendre la politique du régime de Téhéran. Le tweet qu’il a publié au lendemain de l’attaque est éloquent : « Je ne verserai pas de larmes pour un écrivain qui a exprimé un mépris et une haine sans fin pour les musulmans et l’Islam. C’est un pion de l’empire qui se pose en romancier post-colonial. » Ainsi Rushdie n’est pas seulement, dans cette optique, un apostat coupable de blasphème. Il exprime aussi une vision faussement « post-coloniale » - et donc coloniale - de la culture et des rapports entre Occident et pays anciennement colonisés. Autrement dit, selon Marandi, professeur de littérature par ailleurs érudit et subtil, Rushdie était une cible légitime de la critique « décoloniale ».
Le cas de ce Marandi est extrême et l’on ne saurait évidemment imputer une quelconque responsabilité des auteurs « décoloniaux » dans le crime qui a frappé Rushdie. Par ailleurs, il est parfaitement légitime que ce courant critique, dans la production littéraire, médiatique ou culturelle contemporaine les traces des clichés qui ont modelé la vision occidentale des pays soumis à la domination coloniale. C’est un rappel utile qui oblige les Occidentaux à réviser leurs préjugés et à mieux respecter la culture des pays du Sud. En revanche, cette entreprise a aussi pour effet de pousser un certain nombre de cercles militants à une action plus directe, visant à « annuler » (« cancel ») les productions culturelles qu’on déclare entachées de néo-colonialisme. Par le biais de la dénonciation publique agressive, de la manifestation ou de la pétition, ces militants ont obtenu aux États-Unis l’annulation de certaines expositions, la démission de tel ou tel directeur de revue ou la mise au pilori de tel ou tel metteur en scène ou de tel ou tel universitaire. On retrouve plusieurs exemples de cette censure au sein même de la France républicaine et laïque, même si le phénomène reste limité. Le plus inquiétant est que ces courants promoteurs d’une nouvelle censure viennent souvent de la gauche, alors même que la défense de la liberté d’expression est l’un des combats essentiels du camp progressiste.
Cette pression oblige souvent les producteurs de cinéma et de spectacle à se conformer à un canon non-écrit qui a pour objet d’éviter toute « offense » envers les minorités, pour décider de porter à l’écran ou à la scène tel ou tel scénario, telle ou telle pièce. Ainsi la liberté d’expression se retrouve soudain soumise à des considérations de bienséance politique ou culturelle qui rappelle les anciennes pratiques en vigueur à Hollywood avec le code Hayes ou les cadres étroits fixés par la loi française au 19ème siècle. Bien audacieux, désormais, est l’éditeur ou le producteur qui décide de braver ce qu’en dira-t-on militant. Comme l’a bien montré Caroline Fourest, la hantise de l’offense aux minorités pèse désormais sur tout créateur. Certains s’en affranchissent, mais beaucoup d’autres préfèrent s’éviter les affres de la polémique publique. Ce qui fait que la liberté d’expression devient une valeur relative : si elle permet de heurter telle ou telle sensibilité minoritaire, elle doit passer au second plan. On laissera la conclusion à Riss et à l’équipe de Charlie, qui viennent de signer une tribune dans Le Monde : « La réponse doit être non seulement politique, à travers des lois qui protègent les libertés et répriment ceux qui les attaquent, mais elle doit aussi être culturelle et intellectuelle. ».
Crédit photo : Wikimedia Commons