Absurdes guéguerres du Brexit - Lettre politique #119

Laurent Joffrin | 05 Novembre 2021

Les aigres plaintes et les noms d’oiseau qui volent dans les deux sens au-dessus de la Manche ont quelque chose de dérisoire et d’accablant, entre deux nations liées par une amitié plus que séculaire, forgée au feu de deux guerres mondiales, et dont les grands cimetières anglais et français qui s’étendent côte à côte en Normandie et en Picardie rappellent les tragiques sacrifices. Ces invectives croisées illustrent, s’il en était besoin, l’absurdité de ce nationalisme anachronique ressuscité par le Brexit.

Avant la séparation, sur cette mer qui est un lien plus qu’une frontière, les pêcheurs des deux rivages vivaient sous le régime d’une entente cordiale, faite de concessions réciproques. Les bateaux français maraudaient légalement dans les eaux britanniques ; les bateaux anglais écoulaient paisiblement leur pêche dans les ports français. Comme il a fallu renégocier les anciens compromis, la zizanie s’est aussitôt installée. Les Britanniques jugent qu’ils ont accordé suffisamment de licences de pêche aux Français, mais les pêcheurs de Granville et autres lieux, interdits d’activité, restés en rade, ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent plus travailler là où ils le faisaient depuis des lustres. Du coup la France, rejouant soudain les coqs indignés face à un lion tatillon, menace de fermer ses criées aux pêcheurs anglais et jersiais, dans un bras de fer ridicule jusque-là prévenu par l’appartenance commune à l’Union européenne.

En Irlande, un conflit autrement dangereux s’est enkysté. Pour éviter la réapparition de la frontière qui coupait en deux la grande île, source d’affrontements violents, on l’a déplacée dans la mer qui sépare Anglais et Irlandais. Du coup, les unionistes d’Ulster crient à la trahison et Boris Johnson, en dépit de la parole donnée, se garde bien de l’appliquer les accords signés avec l’Union. Laquelle devra bien réagir, sauf à laisser sa frontière commerciale ouverte à tous vents.


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Les relations Paris-Londres se sont aussi envenimées dans le douloureux dossier des migrants qui rejoignent la côte sud de l’Angleterre sur des esquifs bondés. Là aussi, les deux pays se rejettent la responsabilité. Les Français sont tentés de laisser partir les candidats à l’immigration au Royaume-Uni pour éviter la reconstitution des camps de réfugiés autour de Calais ; les Anglais menacent de ne plus contribuer financièrement à la surveillance des côtes françaises d’où partent les migrants.

Ces conflits aberrants cachent une réalité que Londres refuse d’admettre : le Brexit, outre qu’il suscite l’amères bisbilles, n’a tenu aucune de ses promesses. Non que le Royaume Uni se soit soudain abîmé dans une catastrophe économique, comme le prévoyaient certains adversaires du Brexit quelque peu exaltés. L’économie britannique est résiliente et le peuple anglais a toujours surmonté l’adversité. Mais le pays n’a tiré aucun avantage tangible de la séparation. Des échanges moins fluides, des pénuries alimentaires ou énergétiques qui l’ont contraint à rouvrir le pays à l’immigration des travailleurs de l’est (ironie cruelle : cette immigration était la cible première des partisans du Brexit), une croissance ni meilleure ni pire qu’auparavant, un projet de « Global Britain » dont les bénéfices sont douteux, une diplomatie isolée, une dépendance identique aux règles commerciales européennes : bilan morose, incertain, grisâtre, en tout état de cause décevant pour les Brexiters. La classe ouvrière britannique continue d’être exposée aux effets du libre-échange, avec cette seule différence que les importations viennent moins d’Europe et plus du grand large. Tout ça pour ça…

Peu importe aux thuriféraires du Brexit : ils continuent de désigner l’Europe comme le bouc émissaire de tous les maux, après comme avant la séparation. C’est la force politique du nationalisme. Au fond, son bilan ne compte guère : le chauvinisme trouve sa récompense en lui-même. Le Brexit est une bêtise, mais c’est une bêtise souverainement décidée. « My country, right or wrong », disent les nationalistes britanniques. Nous commettons des erreurs mais ce sont les nôtres. Voilà au moins une source de réconfort psychologique…

Laurent Joffrin

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Président du mouvement @_les_engages