Hippocrate ou Alphonse Allais ? - Lettre politique #74

Laurent Joffrin | 19 Mars 2021

Il est une chose qu’on ne peut pas reprocher au gouvernement dans cette crise sanitaire, c’est bien de manquer d’inventivité langagière : voici depuis hier le « confinement déconfiné », qui encourage les Français à sortir pour se confiner, opération assez délicate, au vrai, quand on les suppliait auparavant de rester chez eux pour échapper au virus.

Voici encore la « limite illimitée » des déplacements hors de chez soi : il faut se munir d’une autorisation de sortie pour quitter son domicile, alors même que cette sortie ne comporte aucune restriction dans le temps. Autrement dit, on demande aux citoyens et citoyennes de s’autoriser eux-mêmes, par écrit, à sortir de chez eux ad libitum, c’est-à-dire d’avoir sur eux un document qui leur permet de faire ce qu’ils pouvaient faire en temps normal. Pourquoi ne pas créer aussi un formulaire les autorisant à respirer, qui légaliserait du même coup cette pratique éminemment dangereuse ? Chacun sait, en effet, qu’on attrape dans la majorité des cas la Covid en inhalant sans précaution l’air environnant. Voilà une pratique qu’il est urgent de réglementer.


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On apprend encore que le terme « essentiel » recouvre des réalités très contingentes. Les librairies deviennent « essentielles », ce qui n’est que justice, mais pas les théâtres et autres lieux culturels, alors même que ces institutions « non-essentielles » ont mis au point des protocoles sanitaires efficaces, testés avec succès dans plusieurs pays. Si bien que cette essence contestée par les pouvoirs publics met désormais en jeu leur existence.

Les coiffeurs en revanche, au terme d’une décision de toute évidence tirée par les cheveux, resteront ouverts. On s’occupe avec une émouvante sollicitude de ce qu’il y a sur nos têtes, mais nettement moins de ce qu’il y a dedans. On autorise aussi l’ouverture des magasins de bricolage et de jardinage, qu’on désigne ainsi comme les deux mamelles de la France confinée, en reléguant les autres dans les ténèbres intérieures du rideau baissé. 

On dira qu’il est facile de se moquer de ces décisions prises dans l’urgence sanitaire, qui paraissent s’inspirer moins d’Hippocrate que de Kafka ou d’Alphonse Allais. Revenons donc au sérieux : depuis un an, le gouvernement a-t-il bien géré la crise ? De plus en plus, la réponse émerge de la contingence des événements : pour l’essentiel, non. L’affaire des masques inutiles devenus décisifs a inauguré la série. On a ensuite connu celle des tests indispensables mais inexistants, une urgence vaccinale proclamée à juste titre, mais qui se heurte à la pénurie de vaccins, et enfin celle des lits de réanimation appelés à se multiplier mais dont le nombre reste le même. Sur ce dernier point, on lira le diagnostic sans appel de la Cour des Comptes, composée de gens peu enclins à la plaisanterie. Pour être juste, l’actuel gouvernement n’est pas le seul en cause : « Depuis 2013 au moins, l’offre de soins critiques a décroché par rapport aux besoins d’une population française qui vieillit », dit Pierre Moscovici, président de la Cour. Mais il faut bien constater que ce décrochage dommageable, qui explique en grande partie la répétition des confinements divers et variés, n’a pas été pallié depuis l’éclatement de la pandémie.

À tout le moins pourrait-on débattre sérieusement de ces plans successifs, qui comportent, chacun le voit, des restrictions de liberté tout à fait extraordinaires, lesquelles inquiètent un nombre croissant de juristes. Il existe une enceinte pour le faire : le Parlement, détenteur principal de la souveraineté nationale. On sait qu’une loi d’urgence a été votée au début de la crise, qui autorise le gouvernement à prendre des mesures exceptionnelles. Certes. Mais il serait démocratiquement utile, légitime, pédagogique même, d’organiser une discussion au sein de cette instance républicaine, plutôt que d’attendre les oukases emberlificotées d’un « conseil de défense » aux conseils biscornus et à la défense percée.

Laurent Joffrin

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Président du mouvement @_les_engages