Identité contre liberté

Laurent Joffrin | 28 Juin 2022

La décision de la Cour suprême de Washington, qui permet aux états de l’union d’interdire s’ils le souhaitent l’interruption volontaire de grossesse et qui inflige un recul majeur au droit des femmes, n’est pas seulement un phénomène américain. Elle traduit aussi une tendance mondiale qu’on peut résumer ainsi : partout la passion de l’identité progresse, partout la liberté recule.

Samuel Alito, signataire de la décision des juges suprêmes américains, s’en est expliqué sans ambages : l’avortement, a-t-il expliqué « n’est pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation ». Autrement dit, et même si la chose est fausse – l’IVG est légal aux États-Unis depuis des lustres et son principe est accepté par une majorité de citoyennes et de citoyens des États-Unis - ce juge de la Cour suprême estime que l’avortement est contraire à l’identité du pays, marquée par la religion chrétienne, principalement protestante. On sait que c’est un travail militant ourdi de longue main par les églises évangéliques qui a abouti à ce résultat désastreux.

La montée de cette logique identitaire, qui tend à l’emporter sur celle de la démocratie et des droits humains, se retrouve dans toutes sortes d’événements récents. Quelques exemples de ce phénomène multiforme :

  • Au nom de l’identité, d’autres démocraties sont soumises à l’assaut de forces nationalistes et populistes qui se prévalent des racines culturelles de leur pays pour promouvoir des mesures de restriction des libertés : bien avant les États-Unis, la Pologne catholique a réduit à néant le droit à l’avortement, tout comme plusieurs pays d’Amérique latine.
  • Au nom de l’identité, la Hongrie a fermé hermétiquement ses frontières à l’immigration et met en cause l’indépendance de la justice et la liberté d’informer.
  • Au nom de l’identité, la Grande-Bretagne dominée par un parti conservateur hostile à l’Europe a rompu avec l’Union, sans qu’aucune des perspectives mirifiques promises par les tenants du Brexit ne se soit réalisée.
  • Au nom de l’identité, le Rassemblement national a recueilli 41% des suffrages à l’élection présidentielle et effectué une spectaculaire percée lors des élections législatives ; en Autriche, en Italie, en Belgique, au Danemark ou aux Pays-Bas, les identitaires forment là aussi une opposition forte et agressive.
  • Au nom de l’identité russe, Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine, qui fait à ses yeux partie intégrante de la Fédération de Russie, avec la bénédiction appuyée du patriarche orthodoxe de Moscou. Les Ukrainiens ont commis le crime de se rapprocher de l’Europe et de ses valeurs de liberté : ils doivent venir à résipiscence sous la pression des bombes et des chars d’assaut.
  • Au nom de l’identité chinoise, les Ouighours musulmans sont traités comme des sous-citoyens, acculturés de force et enfermés dans des camps ; les habitants de Hong-Kong sont réintégrés contre leur volonté dans l’espace politique chinois et seront soumis par étapes au même régime autoritaire ; ceux de Taïwan, qui refusent le totalitarisme de Pékin, sont menacés d’une invasion en bonne et due forme.
  • Au nom de l’identité musulmane, une grande partie des pays où l’islam est majoritaire sont soumis à des régimes théocratiques, tels l’Iran, l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, les autres états du Golfe et, dans une moindre mesure, la Turquie.
  • Au nom de la même identité étroitement interprétée par des théologiens intégristes, les groupes islamistes violents continuent à user des méthodes terroristes pour imposer leur loi.
  • On peut multiplier à l’envi les exemples de cette montée en puissance en citant aussi l’Inde, le Pakistan, le Brésil, l’Indonésie ou les Philippines.

La lettre politique de Laurent Joffrin | S'abonner


Ainsi la mondialisation, dont on espérait qu’elle fasse converger les peuples vers des valeurs de liberté grâce à l’intensification des échanges et à la prospérité économique, a mondialisé les réactions identitaires et bientôt autoritaires, y compris dans les pays en principe fondés sur les droits humains, comme en atteste la tentative de coup d’État suscitée par Donald Trump au cœur de la première démocratie du monde.

À terme, on ne peut contenir cette montée générale qu’en imaginant une forme nouvelle de mondialisation, plus maîtrisée, plus juste et plus respectueuse des peuples. Ce sera œuvre de longue haleine. Dans l’immédiat, il n’est d’autre solution que de prendre conscience de la nouvelle fragilité des démocraties, phénomène majeur du siècle à venir, et de se concentrer sur la défense opiniâtre des valeurs universelles de liberté et d’égalité, qui ont des partisans partout dans le monde et forment la seule boussole exacte de l’action politique. La gauche doit prendre la tête de ce combat. Ce qui signifie qu’elle doit se garder elle aussi des tentations identitaires alimentées par ceux qui confondent lutte contre les discriminations et promotion des courants communautaires. Seul l’universalisme le plus intransigeant permettra de résister à cette dérive universelle.

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages