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Internet et les ogres - Lettre politique #96
Nouvel avatar du complotisme en ligne, décidément un fléau de l’époque : selon Libération, les sites accusant « les élites » d’avoir constitué des réseaux clandestins de pédocriminalité rencontrent un succès croissant.
Drainant des dizaines de milliers d’adeptes, sans doute plus si l’on en croit certaines audiences spectaculaires, ils affirment – sans aucune preuve, bien sûr – que certains puissants font enlever des enfants pour en abuser au cours d’orgies plus ou moins sataniques. D’autres se livreraient à des expériences macabres sur leurs cadavres pour en extraire des substances destinées à composer un élixir de jouvence. Selon ces étranges lanceurs d’alerte, les ogres new look qui nous gouvernent bénéficieraient de la complicité des services d’aide à l’enfance, régulièrement dénoncés comme des rabatteurs clandestins. Le tout assaisonné de description horrifiques, d’exemples imaginaires, de listes de noms recensant les coupables supposés et, bien sûr, de la dénonciation haineuse des juifs et des francs-maçons.
La lettre politique de Laurent Joffrin | S'abonner
Cette version française du mouvement Qanon, qui colporte les mêmes balivernes moyenâgeuses à propos de la classe dirigeante américaine – on affirme par exemple que des tunnels creusés sous la fondation Clinton permettraient de retenir prisonniers des centaines d’enfants –, n’est pas seulement virtuelle. Certains exaltés parmi les disciples de ces thèses n’hésitent plus à passer à l’acte, tels les dangereux hurluberlus qui ont monté une opération de commando pour enlever la petite Mila, prise en charge par l’assistance sociale et qu’ils Il en va de même de ces « survivalistes » armés jusqu’aux dents, shootés aux thèses « anti-système », effondristes ou apocalyptiques, qui soumettent leur entourage à leurs violentes lubies et tirent sur les gendarmes quand ceux-ci viennent les appréhender.
Le phénomène n’est pas seulement folklorique : il met de nouveau en évidence la nocivité de l’activité complotiste en ligne, dont l’ampleur et l’efficacité ne cessent de croître. C’est un véritable continent noir qui s’est formé en ligne, comme le double obscur du débat public, véhiculant les thèses les plus farfelues et les plus nuisibles, et qui fait peser une menace de plus en plus préoccupante sur la délibération rationnelle, c’est-à-dire sur la démocratie elle-même. Ces thèses vont de l’islamisme radical, à fort penchant complotiste, au trumpisme galopant qui survit fort bien à la défaite de son gourou, en passant par les « terre-platistes » qui contestent la rotondité de la planète, comme par la propagande « antivax » qui prospère en marge de la pandémie de coronavirus ou encore par les adeptes du complot mondial ourdi à Davos, et en quelques autres lieux moins notoires, pour opprimer les peuples sous la férule de Bill Gates, de George Soros ou de la banque juive.
Si des millions de gens, souvent éduqués, croient à ces sornettes, comment mener un débat raisonnable sur les grands choix politiques et sociétaux contemporains ? Comment lutter contre la démagogie si des légions de gogos croient « les élites » capables de turpitudes aussi invraisemblables ? Comment contrer les thèses dangereuses des extrémistes quand les réseaux sociaux ne cessent de charrier les pires fantasmes politiques, les théories les plus extravagantes, les accusations les plus diffamatoires, les appels obsessionnels à la haine et à l’intolérance ?
Ce qui pose une nouvelle fois la question de la régulation des réseaux numériques, qui sont la meilleure des choses dans certains domaines mais ressemblent, dans d’autres, à la créature du docteur Frankenstein. Une régulation qui est encore dans l’enfance : les opérateurs de Twitter, Facebook ou Instagram promettent de « modérer » avec plus de rigueur les messages qu’ils convoient. Serments d’ivrogne : comme ce sont les contenus les plus outrageants qui génèrent le plus de trafic – et donc de publicité – ils résistent en fait pied à pied aux demandes des États et mettent en place des filtres aux trous les plus larges possible. Il est pourtant un principe : celui qui diffuse une opinion illégale ou trompeuse en est tenu pour responsable. C’est le régime qui s’applique aux moyens d’information depuis plus d’un siècle et dont l’application donne satisfaction. L’expression est libre, postule la loi démocratique, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas définis par la loi. Tant que ce principe ne sera pas étendu au monde numérique, les empereurs du Net, assis sur leurs milliards, doctrinaires de l’ultra-libéralisme numérique, ne répondront de rien.