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La lettre politique de Laurent Joffrin #16 - La droite contre le droit
La droite contre le droit
Le nationalisme autoritaire a trouvé la cible de sa prochaine campagne : l’état de droit qui garantit les libertés françaises et européennes. On le voit dans lesinterventions d’Éric Zemmour, qui est à l’extrême-droite ce que la grenouille est à la météo : il annonce les orages de l’extrémisme. On le voit dans les pages du Figaro, qui vient de consacrer deux pages aux thèses d’un constitutionnaliste à la fois compétent et partisan, Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil Constitutionnel. On le constate aussi bien sur tous les plateaux, où les folliculaires habituels de la droite dure reprennent ces arguments en boucle.
Tous ceux-là rejoignent une thèse depuis longtemps martelée par le Rassemblement national. Elle a la force de la simplicité : en protégeant de manière excessive les libertés, plusieurs institutions entravent la lutte contre le terrorisme, l’islam et l’immigration (ces trois entités étant confondues dans un seul bloc). Ce sont la constitution, les traités européens, la jurisprudence des cours suprêmes (tel le Conseil constitutionnel). Il faut donc s’en affranchir pour rendre au gouvernement, quel qu’il soit, la possibilité de prendre des mesures de défense.
Schoettl, fort de sa connaissance juridique, est le plus précis. Dans un long entretien au Figaro, il multiplie les exemples tendant à montrer que l’État en France n’est qu’un Gulliver empêtré dans d’innombrables règles européennes et nationales qui l’empêchent de pourchasser sérieusement les terroristes, de contraindre l’islam ou de limiter l’immigration (pour lui, les trois phénomènes participent du même fléau). À cause de ces limitations légales, il est impossible – ou très difficile – d’expulser des migrants, d’emprisonner des suspects, de fermer des mosquées, de refuser des réfugiés, de restreindre les naturalisations, d’annuler le regroupement familial, etc. La solution : rompre avec l’ordre juridique européen, récuser les cours constitutionnelles, rendre tout le pouvoir aux majorités élues qui se targueront du soutien populaire pour prendre des mesures de fermeté.
Autrement dit, dans l’émotion des attentats, il s’agit de pousser les thèses souverainistes, de rejeter l’Europe et de réduire les libertés publiques, c’est-à-dire de faciliter la mise en place d’un Etat nationaliste et autoritaire. Non un régime fasciste, bien entendu. Mais un système comparable à ceux qui prévalent en Hongrie ou en Pologne, dans les « démocraties illibérales ».
Qu’on s’entende… Le défi islamiste est tel qu’il peut justifier des dispositions d’urgence transitoires, tel qu’on en a édicté à différentes reprises : fichage des suspects de radicalisation, gardes à vue allongées, contrôles aux frontières, surveillance des contenus en ligne, etc. Les démocraties ont le droit de se défendre. Mais l’offensive va cette fois beaucoup plus loin. C’est une rupture radicale avec le régime juridique actuel qui est proposée et qui tourne le dos à soixante-dix ans de progrès de l’état de droit en Europe.
Rappelons quelques réalités élémentaires. Les cours de justice n’ont pas pour but de censurer l’action de la puissance publique démocratique, mais de protéger les citoyens contre l’arbitraire. On a trop vu dans l’histoire des États peu scrupuleux prendre appui sur telle ou telle crise, tel ou tel crime, pour s’affranchir des protections dues aux individus et établir des régimes d’exception qui durent bien au-delà du danger, pour ne pas se méfier comme de la peste de ces discours martiaux.
Les thèses de Schoettl, sous une forme atténuée mais pernicieuse, rappellent les raisonnements d’un juriste allemand des années trente, tout aussi éminent : Carl Schmitt. Pour lui, le droit est une chose relative. Il n’a pas pour fonction de garantir les individus par des règles universelles, mais de protéger l’État contre ses ennemis. L’essence de la politique, dit Schmitt, ce n’est pas la régulation de la vie en société selon des règles pluralistes. C’est la désignation d’un couple ami-ennemi qui structure la vie publique en deux camps antagoniques. Le droit, dans cette configuration, doit protéger les amis et frapper les ennemis, pour assurer la survie de l’État et de la nation. Thèse forte, qui a fasciné des générations de théoriciens politiques et de militants, à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche. Avec le léger défaut, souvent gommé par les commentateurs : Carl Schmitt fut l’un des juristes les plus influents du Troisième Reich.
C’est donc un nouveau front qui s’ouvre pour les républicains : l’offensive générale contre l’état de droit, qui assure les libertés au-delà du jeu des alternances et protège la minorité contre tout risque de dictature de la majorité. L’arsenal juridique actuel suffit à armer l’État contre le terrorisme ou l’intégrisme. Aussi bien, l’Europe n’est pas ce moulin où l’on entre à loisir. Sinon, comment expliquer que des milliers de migrants risquent leur vie sur des esquifs fragiles pour traverser la Méditerranée ? Comment comprendre les pérégrinations dangereuses et innombrables effectuées par les réfugiés pour gagner une Europe qu’ils voient comme une terre promise ? Améliorer ces dispositifs, lutter plus efficacement contre les filières de passeurs, détecter les faux réfugiés politiques, mieux surveiller les suspects de radicalisation, lutter pied à pied contre l’intégrisme, c’est légitime. Mais la nouvelle campagne de la droite dure poursuit en fait un tout autre objectif : rompre avec l’Europe, pérenniser l’état d’exception, mettre en place une forme de démocratie limitée, derrière des frontières fermées et un mur de dispositions attentatoires aux libertés. Danger !