La proportionnelle, vraiment ? - Lettre politique #62

Laurent Joffrin | 15 Février 2021

L’idée court désormais à gauche et au sein d’En Marche : pour démocratiser la Ve République, il faut modifier le mode de scrutin pour que le Parlement reflète mieux à l’avenir la réalité des forces politiques présentes dans la société. Défendue par François Bayrou, envisagée par le Président de la République, demandée par les écologistes, la France insoumise et quelques autres, elle tend à devenir une sorte de panacée démocratique : c’est la proportionnelle.


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Chacun s’accordera sans doute pour mieux représenter les différents courants à l’Assemblée, en introduisant, selon l’expression admise, « une dose de proportionnelle ». Mais comme en pharmacie, c’est la dose qui fait le poison. Or on envisage désormais de porter cette dose au maximum, en remplaçant purement et simplement l’actuel scrutin majoritaire par un scrutin intégralement proportionnel. C’est là que les objections naissent.

La proportionnelle est juste – chacun reçoit son dû électoral. Mais dans la configuration actuelle, elle priverait, presqu’à coup sûr, le Président d’une majorité (aucun parti n’est en mesure de remporter la moitié des sièges plus un). Il faudrait dès lors constituer une coalition, qui altérera par nature le projet sur lequel le Président sera élu. On votera pour une politique lors de la présidentielle, on en aura une autre après les législatives.

Au gré des difficultés, ou en raison des intérêts électoraux de tel ou tel parti de la coalition majoritaire, on pourra même assister à des renversements d’alliance. C’est ce qui se passe dans plusieurs pays européens : en Italie, le vote des dernières élections a abouti à trois gouvernements différents, populiste dans un premier temps, centre-gauche ensuite, d’union nationale enfin. En Allemagne, le SPD a fait campagne en récusant toute alliance avec la droite, pour changer d’avis au lendemain du scrutin. Drôle de manière de respecter le vœu des électeurs. La proportionnelle qui semble plus juste, plus logique, interpose en fait un écran entre le vote et l’orientation gouvernementale, qui dépend moins du scrutin que des tractations subséquentes entre partis.

Dans beaucoup de cas, elle émiette tellement la représentation qu’aucune majorité stable ne se dégage. On aboutit à des gouvernements éphémères, vite renversés, qui doivent recourir à de nouvelles élections pour sortir de l’impasse. C’est ce qui se passe en Israël aujourd’hui, hier en Espagne ou en Belgique.

La France est-elle prête à courir ce risque ? Habituée à voir une majorité se dégager des élections, elle devra admettre une forme d’instabilité, où les gouvernements changeront au gré de combinaisons variables entre partis. Au lieu de rapprocher les gouvernants des gouvernés, on les en éloignera en les rendant dépendants, non du vote, mais de négociations entre élus qui auront vite fait de créer une suspicion supplémentaire. On veut la transparence, on organise l’opacité.

D’autant que le discrédit de la classe politique ne procède pas seulement de son éloignement réel ou supposé, mais aussi de sa réputation d’impuissance. En instaurant l’instabilité, on risque tout autant d’aboutir à la paralysie de la décision, alors que les défis de l’avenir supposent une action vigoureuse et cohérente pour réformer le pays, affronter la crise climatique, redresser l’économie, lutter contre l’inégalité, etc.

Il existe une autre voie : renforcer les pouvoirs du Parlement, éviter les majorités introuvables en changeant le calendrier électoral, prévoir des procédures nouvelles d’intervention des citoyens entre deux élections*. À côté de ces mesures de démocratisation concrète, la proportionnelle, séduisante sur le papier, pourrait se transformer en mirage politique.

 

* C’est le sens des propositions élaborées par « Engageons-nous », qui sont soumises à la discussion publique.

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages