Le message de « Ceux de 14 » - La lettre politique de Laurent Joffrin #26

Laurent Joffrin | 11 Novembre 2020

Le message de « Ceux de 14 »

Genevoix au Panthéon, juste hommage à un écrivain longtemps mésestimé, qui allie la délicate musique des phrases à la description nue des horreurs du combat : la subtilité alliée à la brutalité, qui font de « Ceux de 14 » un reportage unique, transcendé par le génie des mots. Littérature et témoignage, mais aussi mémoire et histoire. Quel est le legs de « Ceux de 14 » à la France d’aujourd’hui ? Bien plus que des images sépia et des massacres – une « boucherie » – qu’on a peine à comprendre et qu’on relègue dans un musée des horreurs poussiéreux.

Le patriotisme d’abord, sentiment honorable, digne de respect, qui a conduit ces soldats à l’inouï sacrifice. Guerre absurde ? Oui et non. Dès lors que l’armée allemande franchissait les frontières du pays, en application de l’implacable plan Schlieffen, quel autre choix que de résister ? « L’union sacrée » mobilisa le pays tout entier, et toutes les obédiences politiques, y compris les socialistes qui, avec Jaurès, avaient pourtant tout tenté pour éviter le carnage. La CGT, Blum, Clemenceau ou Guesde, toute la gauche soutint l’effort de guerre et souvent l’organisa. La paysannerie, la classe ouvrière, sans l’exaltation chauvine qu’on décrit parfois, mais au nom d’un consentement patriotique plein de gravité, acceptèrent l’immense sacrifice, porté à l’extrême par l’industrialisation de la guerre. Genevoix leur rend hommage et la France d’aujourd’hui aussi. C’est justice. 

Mais comment ne pas retenir, tout autant, la leçon de cette folie meurtrière qui a conduit au suicide de l’Europe, à l’effondrement de ce « Monde d’Hier » cher à Zweig ? Les peuples étaient d’abord patriotes et se sentaient le devoir de défendre leur pays. Mais les gouvernements, souvent, étaient nationalistes, de ce nationalisme revanchard, paranoïaque ou conquérant, qui est la pathologie de l’amour de la nation. Ce fut d’abord l’échec de la diplomatie de puissance, avec ces méfiances ataviques, ces ambitions coloniales, des alliances de revers qui enclenchèrent une mécanique incontrôlable pendant l’été 1914, comme le montre le désormais classique livre de Christopher Clark, Les Somnambules. Une diplomatie qu’on veut aujourd’hui réhabiliter contre le multilatéralisme plus pacifique, et qui a conduit au pire. 

Ce fut ensuite le carnage du peuple qui saigna l’Europe, prononça son déclin, scella ses divisions haineuses des nations du continent, qui s’éteindraient seulement en 1945. On s’effraie aujourd’hui, à juste titre, des 300 ou 400 morts quotidiennes causées par le coronavirus. Pendant les périodes d’offensive, la Grande Guerre tua parfois 10 000 soldats français en un jour. D’autant que les combats furent suivis, en 1918, de la pandémie de grippe espagnole répandue dans les tranchées, puis dans la société et qui tua autant que la guerre elle-même. 

Ces réalités sont souvent oubliées aujourd’hui. Pour une raison simple : le spectre de la guerre continentale a été conjuré. L’Union européenne garantit la paix depuis 75 ans, la plus longue période sans guerre depuis la nuit des temps. La paix européenne est devenue une seconde nature. À tel point qu’un souverainisme imbécile récuse sans même y penser cette leçon décisive. Oublieux de la guerre, le nationalisme est de retour : on oublie les désastres du XXesiècle, on ressort sans vergogne le drapeau du chauvinisme et de la xénophobie sans voir qu’il est, par nature, ensanglanté. Au nom des racines, de la tradition, de la transmission, on efface le message de l’Histoire. C’est-à-dire l’héritage de « Ceux de 14 ». 

Laurent Joffrin

À propos de

Président du mouvement @_les_engages