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Politique du Vendée Globe - Lettre politique #36
Jean Le Cam, vétéran du Vendée Globe, toujours aussi alerte à soixante-et-un ans (il est surnommé « yes we Cam ») sauve Kevin Escoffier, novice de la course. Le premier s’est dérouté dès l’alerte lancée. Il a retrouvé le deuxième en pleine nuit par 35 nœuds de vent et cinq mètres de creux dans les « quarantièmes rugissants ».
La lettre politique de Laurent Joffrin #36 | S'abonner
Plié en deux par une lame, l’esquif d’Escoffier a coulé bas, obligeant son skipper à se réfugier sur son radeau de survie, heureusement protégé par sa combinaison étanche et muni d’une lampe pour qu’on puisse le localiser. Une belle histoire de mer ? Un fait divers de la course au large qui en recèle tant ? Pas seulement. Une leçon collective administrée par cette course, solitaire s’il en est.
Le Vendée Globe est un hymne à l’individualisme. Un homme ou une femme, un bateau, la planète : quoi de plus compétitif, de plus rude, de plus cruel que cette course contre les éléments et contre l’autre, champ de course mondial pour ceux qui guignent jusqu’à l’obsession l’arrivée glorieuse aux Sables-d’Olonne. Le symbole même de la concurrence « libre et non-faussée ». Et pourtant… Dès qu’un autre concurrent est en danger, tout s’arrête. Une règle implicite chez les marins veut que rien ne compte dès lors qu’un autre est menacé. Le Cam n’a pas besoin de réfléchir, pas plus que les quatre autres concurrents qui se sont détournés dès qu’ils ont entendu l’appel au secours. C’est un réflexe : on change de cap parce qu’on change de registre. Foin du classement, de la course, de la gloire des vainqueurs, rien ne compte plus que le sauvetage. L’honneur du marin, dans cette circonstance, c’est d’abandonner les honneurs. Instantanément, Le Cam vire de bord. On se souvient de Pete Goss en 1996, autre légende du Vendée Globe, dans les mêmes parages, pointant en une minute son étrave contre l’ouragan, contre les lames monstrueuses, indifférent à la tempête, parce que Dinelli, son concurrent, l’attend au vent qui souffle en tempête, cramponné à son safran, sur une coque retournée et battue par les vagues.
La leçon ? La concurrence est féconde. Elle oblige les marins à se dépasser, les sponsors à investir, les architectes à défier la mer, construisant des bateaux toujours plus rapides, plus solides, capables de faire le tour du monde en moins de 80 jours. Mais dès qu’il y a danger, la solidarité humaine prime. La course au large est une jungle. Tous se battent contre tous, à force de ruse, de dureté, de compétence, mais aussi de sollicitude. Mais en cas de malheur, on oublie la course, on ne pense qu’à l’entraide. On ne pense qu’à cet ennemi dans la compétition qu’il faut secourir parce que finalement, c’est un ami. Leçon morale et politique : l’humanité cherche sans cesse la performance, le progrès, la victoire, avec une limite : on ne laisse personne sur le bord de la route, surtout quand celle-ci passe au sud du cap Horn.
Encore faut-il une loi. Chez les marins du Vendée Globe, elle est intériorisée. Le Cam a été secouru il y a quelques années. Il rend la pareille à Escoffier cette année. Mais c’est le PC de la course qui a donné les ordres, organisé les secours, désigné le but à atteindre. Sans instance collective qui incarne les valeurs communes et les met en œuvre, tout risque d’échouer. Il en va de même dans la société : sans un État incarnant les valeurs collectives, point de justice, point de morale commune, point de solidarité ordonnée. Il y faut une autorité, reconnue par tous, qui incarne le bien commun et s’assure du respect des règles.
Même chose pour la technologie, dont on dit tant de mal. Le Cam était en contact, de l’autre bout de la terre, avec le PC situé en France. Les coordonnées du naufrage, enregistrées par les organisateurs, ont parcouru la moitié du monde pour parvenir au sauveteur, qui s’est guidé grâce à elles. Prodige de l’intelligence technicienne mise au service de la solidarité. La technique sans loi menace l’humanité. Mais quand elle est maîtrisée, subordonnée aux valeurs collectives, elle la sauve.
La nature, enfin. On la présente parfois comme une divinité, qui aurait sa propre morale bienfaisante, supérieure à celle de l’humanité et à laquelle il faudrait se soumettre. Les marins savent qu’il n’en est rien. Ils sont écologistes, parce qu’ils constatent tous les jours les dommages infligés à l’océan par l’hubris industriel. Mais ils savent aussi que la nature n’est pas une amie. Ni une ennemie d’ailleurs. C’est selon. La mer est indifférente. Elle enchante les hommes, elle symbolise la liberté, elle offre mille plaisirs, couchers de soleil fascinants, humeur délicieuse par petit temps, côtes mirifiques et découvertes extraordinaires. Mais aussi cruauté infinie, brutalité des tempêtes, pièges sournois des récifs qui affleurent, vagues destructrices, vent implacable. Voir Conrad, voir la méfiance des pêcheurs, la prudence des capitaines, la détresse des naufragés. Il faut protéger la mer pour protéger l’humanité. Mais en elle-même, elle n’est qu’un dieu impavide, étranger et sans morale. L’écologie, sous cet angle, est un humanisme. Non un paganisme.
Conclusion : le sport est plus qu’une activité, c’est une mythologie. La course au large le prouve au premier chef. Elle n’est pas seulement une compétition. Elle donne une idée de ce que doit être la vie en société. Un équilibre entre le dépassement individuel et le sens de la collectivité, entre la volonté de donner le meilleur de soi-même et le meilleur pour les autres.