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Twitter antisémite - Lettre politique #45
Miss Provence, April Benayoum, candidate au titre de Miss France, portraiturée samedi par TF1, raconte ses origines mélangées, serbo-croates, italiennes et israéliennes, qui en font une miss métissée, comme tant de candidates et de citoyennes françaises dans ce pays d’immigration.
Aussitôt, Twitter laisse diffuser – selon l’habitude – un flot d’insultes antisémites, d’appels au boycott et d’apologies de la Shoah postées par une myriades de twittos racistes. Dans un ballet classique, les producteurs du concours, les responsables de TF1, les autres candidates, puis une escouade de responsables politiques, expriment leur sincère indignation devant ce déferlement de haine en ligne. La ministre Marlène Schiappa parle même d’une action en justice. Contre qui ? Les auteurs des insultes, bien sûr, selon l’usage. Mais qu’en est-il du diffuseur ? La question ne se pose même pas. En tout cas, elle ne sera pas posée. Ainsi, dans la France qui a, depuis longtemps, mis hors la loi l’expression antisémite, l’organisme qui en est le vecteur, qui fait même argent de l’audience ainsi suscitée, échappe à toute mise en cause.
L’affaire rappelle à l’auteur de cette lettre un ancien épisode. Au début des années 1980, Libération, journal de gauche aux convictions libertaires, publie dans ses pages un article négationniste inséré dans le courrier des lecteurs. Étranger à la rédaction, un disciple de Faurisson y déverse son lot d’infamies antisémites sous couvert de la liberté de critique. À peine le journal est-il distribué dans les kiosques qu’il provoque une juste levée de boucliers. Le responsable de la page Courrier, croyant défendre la liberté d’expression, plus ou moins lié à un groupe d’ultragauche nommé la Vieille Taupe, qui relaie la littérature négationniste au nom de l’antisionisme, a publié l’article sans en avertir ni le rédacteur en chef, ni le directeur de la publication Serge July. Furieux et mortifié, celui-ci ordonne aussitôt que ce numéro de Libération soit retiré des kiosques, à grands frais, et présente ses plates excuses aux lecteurs et aux organisations juives indignées. Le rédacteur en chef offre sa démission et le responsable de la page Courrier est licencié dans l’heure.
À l’époque, Libération se couvre donc de cendres pour expier sa faute. Aujourd’hui, pour des faits comparables, Twitter n’est même pas critiqué. Tel le progrès induit par la toute-puissance des réseaux sociaux : ces incidents se produisent pratiquement tous les jours, des sites néo-nazis ont pignon sur écran, la haine raciste, antisémite, antimusulmane, djihadiste ou suprémaciste se déverse à flot continu dans la sphère numérique, sans aucune conséquence pour les réseaux en question.
On connaît la faible défense de leurs dirigeants : ils sont de simples diffuseurs techniques et ne sauraient être tenus responsables des errements des internautes. Hypocrisie parfaite : les mêmes responsables de Twitter, Google ou Facebook n’hésitent pas à intervenir, quand bon leur semble, pour censurer tel ou tel contenu qui ne correspondent pas, disent-ils, à leurs critères éthiques. Les seins nus ou les images trop lestes, par exemple, sont aussitôt effacées et leurs auteurs mis à l’index numérique. Mais pas le racisme. Autrement dit, les réseaux sociaux, contrairement à leurs affirmations, sont des médias comme les autres, sinon qu’ils sont instantanés, volatils et souvent plus puissants qu’un simple journal ou qu’une télévision. Leurs dirigeants régulent eux-mêmes, selon des critères opaques et arbitraires, ce qu’ils veulent mettre en ligne. La censure a été privatisée, elle repose uniquement sur le bon vouloir des PDG des GAFA, qui en usent au jour le jour en fonction de leurs intérêts, l’œil fixé sur leur cours de bourse, et non en fonction des principes reconnus par la loi.
Celle-ci est pourtant claire. La déclaration de 1789 en a fixé les contours : « Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Ces excès sont répertoriés et limitativement définis : diffamation, appel au meurtre, expression raciste (et quelques autres), ce qui englobe évidemment les insultes antisémites diffusées par Twitter envers miss Provence. Et dans les médias classiques, l’organe qui diffuse de tels contenus est tenu pour solidairement responsable. En cas de manquement, son directeur de publication peut être poursuivi en justice et condamné si l’infraction est établie.
Par une aberration historique, les dirigeants des réseaux sociaux, qui sont, de fait, directeurs de la publication, échappent à cette règle commune. Abrités par leur statut de simples diffuseurs, ils sont au-dessus des lois. L’omniprésence de la haine en ligne en est le résultat logique. L’impunité des dirigeants des GAFA autorise tous les débordements.
Cela tient à l’ambiance idéologique qui a entouré le développement des réseaux sociaux. À leurs débuts, les créateurs d’Apple, de Facebook ou de Twitter surfaient sur la vague libertarienne qui sévissait aux États-Unis. Dans une atmosphère reaganienne, il était entendu qu’aucun obstacle ne devait entraver le développement de la société numérique plébiscitée par toute une génération. Dans tous les domaines, sociaux, économiques ou culturels, il fallait faire reculer l’État et s’en remettre à l’autonomie absolue de l’individu-roi.
C’est l’échec de cette idéologie que nous payons aujourd’hui. La non-régulation des réseaux était le pendant séduisant, chatoyant, de la dérégulation sociale, de la baisse continue des impôts et du libre-échange généralisé. Comme prévu par les démocrates conséquents, qui croient à la pertinence de la loi démocratique, les réseaux sociaux, en raison des excès innombrables dont ils se rendent coupables (fake-news, complotisme galopant, propagande terroriste, racisme sans frein, atteintes répétées à la vie privée, dénonciations en tous genres, diffamation et haine déchaînée) sont aujourd’hui sous le feu de l’opinion. Celle-ci comprend avec retard que les pères fondateurs de la démocratie, en posant à la fois le principe de la liberté d’expression et celui de ses limites, avaient raison. D’où la question que tout démocrate doit se poser : jusqu’à quand laissera-t-on les nouvelles féodalités mondiales que sont les grands réseaux en ligne imposer leur loi à la planète entière ?